Il y a vingt ans, Christian Rémésy, ancien directeur de recherche à l’Inrae de Clermont-Ferrand puis nutritionniste, agitait déjà le monde de la boulangerie conventionnelle. Ce scientifique, qui s’est intéressé au pain à ses débuts, militait alors pour que la farine T80 soit vulgarisée dans les fournils. Il défendait ses atouts nutritionnels mais soulignait que l’un de ses torts était de donner au pain une couleur foncée, à l’opposé de la blancheur recherchée par les boulangers… et les consommateurs,« éduqués » au pain blanc à la levure « vide de calories ». Une poignée d’artisans seulement furent convaincus à l’époque. « Je crus pouvoir faire adopter rapidement des farines moins blanches aux boulangers avec de solides arguments nutritionnels. Non seulement, c’était bien prétentieux mais je sous-estimais à quel point il était difficile de changer la nature d’un aliment aussi solidement ancré dans les habitudes alimentaires », raconte-t-il dans son ouvrage Sauvons le pain (Thierry Souccar Éditions). Et pourtant, vingt ans après, « la mie blanche n’est plus vraiment à la mode », constate-t-il. « L’offre de pains s’est beaucoup diversifiée en France. Certains boulangers se sont mis à faire autre chose que de la baguette et le type de farine a un peu changé avec des références moins purifiées. […] Les paysans boulangers ont ouvert la voie au renouveau des pains au levain, ils ont incité la boulangerie conventionnelle à sortir des sentiers battus de la baguette. »
« Nutriécologie »
Un mouvement qui s’ajoute à son combat, inchangé : convaincre les boulangers conventionnels de l’importance de fabriquer un pain à haute valeur nutritionnelle et détourner les consommateurs des produits ultra-transformés même s’il craint « une augmentation du prix du pain » chez ces artisans. Convaincu de la nécessité de sa démarche, qu’il a baptisée nutriécologie, notion qui intègre l’écologie à la nutrition pour définir les systèmes alimentaires les plus adaptés à la vie de l’homme et de la planète, il aimerait dans l’idéal « l’instauration d’un vrai décret, le pain le mérite. C’est à discuter avec les professionnels », confie le chercheur, qui pointe du doigt la baguette à la farine blanche. « Si on extrait l’énergie d’un aliment de sa matrice naturelle, par exemple la farine blanche que l’on sépare des enveloppes du grain, la digestion du pain risque d’élever fortement la glycémie. Les fibres alimentaires éliminées avec le son feront défaut pour l’entretien du microbiote digestif. Sans y prendre garde, le boulanger a élaboré un aliment bancal, ultra-transformé, avec lequel l’organisme va devoir composer. C’est la porte ouverte à de nombreuses pathologies, d’autant que le pain blanc, devenu insipide par trop de pétrissage, se voit ajouter quantité de sel. »
Définition du pain HVN
« Sur le plan nutritionnel, écrit lChristian Rémésy, nous avons besoin de consommer la totalité des parties d’une graine, qu’il s’agisse du blé ou d’autres graines […]. Nous n’avons d’autres choix que d’apprendre à les panifier. » Si on les ajoute et si on les diversifie, elles permettront d’obtenir un pain riche en fibres alimentaires, en protéines végétales, répondant à l’apport nécessaire en oméga-6 et oméga-3, riche en micronutriments (antioxydants, vitamines, oligoéléments, calcium ou magnésium) et équilibré en sel, à consommer à chaque repas. « La meunerie peut facilement enrichir ses farines de blé en farine de légumineuses, poursuit le chercheur. À cette fin, celle qui a la plus grande richesse en protéines, en lipides, en fibres, en potassium, en lysine est la farine de soja jaune […]. »(lire le tableau ci-dessous).
Ce qui implique de profonds changements, tout d’abord côté semenciers, agriculteurs et meuniers, appelés à modifier leurs cultures, voire à engager des rotations culturales, avec des répercussions possibles sur leurs rendements. Côté fabrication ensuite avec de nouvelles méthodes moins gourmandes en énergie et plus longues, avec de nouveaux ingrédients. Enfin, côté formation, avec des enseignements modifiés : « Je peux comprendre que pour les boulangers, ce ne soit pas un tournant facile à prendre. Je pense en revanche que les consommateurs sauront vite s’adapter si on les informe du bien-fondé nutritionnel de ces nouveaux types de pain, même s’ils devront s’adapter à un autre goût. » Christian Rémésy signe ici un ouvrage riche d’enseignements, complété par une charte de défense du pain et des recettes, à destination des professionnels et des consommateurs « sensibles au pain et qui peuvent interpeller leur boulanger ».