Dans l’imaginaire collectif, la couleur du sucre traduit son origine. Blanc, il vient de la betterave et il est raffiné. Roux ou brun, il vient de la canne et il est complet. Ce serait trop simple…
Le sucre de canne peut être blanc : il est alors raffiné. Cette forme est peu courante en France métropolitaine, où le sucre blanc est généralement issu de la betterave. Ensuite, le sucre de canne, même roux, peut être raffiné, au moins partiellement. Il est alors trahi par sa composition : un produit contenant 100 % de sucre, qu’il soit de canne ou de betterave, ne contient pas d’autres nutriments. Qu’il soit coloré n’y change rien : il ne peut être qualifié de sucre complet. Pour finir de brouiller les pistes, il existe des sucres roux obtenus à partir de la betterave. C’est le cas de la vergeoise, blonde ou brune, obtenue par cuisson (ou double cuisson) du jus de betterave.
Il reste vrai que les sucres complets, dits bruts ou non raffinés, présentent une palette de couleurs allant du roux au noir. Certains sont déjà bien connus, d’autres encore réservés à une cuisine d’initiés. La plupart sont issus de la canne, dont le jus est extrait puis cuit jusqu’à évaporation du liquide. Le malaxage ou broyage du résidu solide donnera une sorte de poudre, contenant plus de 90 % de sucres et des nutriments en proportions variables.
L’utilisation d’ingrédients à la saveur douce permet d’alléger la dose de sucre : ici, pomme cuite et cannelle sucrent naturellement les patounes de la boulangerie Tatup.
B. Lafeuille
Sucres de terroir
Derrière le nom générique de sucre de canne complet se cachent de multiples spécialités. Comme les vins ou les crus de cacao, certains sucres sont liés à un terroir. Tous obtenus par déshydratation et séchage du jus de canne, ils se distinguent par des nuances dans les couleurs, textures et saveurs. Le plus connu est le rapadura d’Amérique latine, que la marque allemande Rapunzel a réussi à imposer dans les rayons de nombreux supermarchés. Son équivalent s’appelle muscovado ou mascobado sur l’île Maurice et aux Philippines, panela au Pérou, gur en Inde…
Le sucre noir du Japon, originaire d’Amami ou d’Okinawa, est plus confidentiel. « Nous l’avons rentré dans notre gamme il y a quelques mois et nous nous sommes retrouvés très vite en rupture de stock, témoigne Julie, de l’épicerie japonaise Nishikidori (Paris Ier). Il est un peu l’équivalent japonais du muscovado, obtenu en pressant la canne à sucre fraîche puis en réduisant son jus au feu de bois, sans aucun ajout. Assez humide, il présente une texture rocheuse. Il est très goûteux, avec des notes de réglisse et de caramel, et colore beaucoup les préparations. On peut l’utiliser dans toutes sortes de pâtisseries ou ganaches, à un dosage plus faible qu’avec du sucre blanc. » Cette perle rare a conquis des chefs pâtissiers comme Pierre Hermé, qui propose notamment une tarte aux abricots et sucre noir d’Okinawa.
Assez proche par son côté artisanal et sa présentation rocheuse, le sucre galabé, originaire de la Réunion, a aussi amorcé une percée en métropole. Au-delà de la canne, le désamour pour la betterave profite aussi aux sucres issus de fleurs de cocotier ou de fleurs de palmier, dont le nectar est récolté puis chauffé jusqu’à évaporation du liquide, puis cristallisation. Sans parler d’autres produits naturels particulièrement suaves : miel, fruits, fleurs…
Le sucre de canne complet s’est déjà imposé dans les rayons des petites, moyennes et grandes surfaces.
B. Lafeuille
Caractère affirmé
Certaines alternatives au sucre blanc ont déjà conquis de nombreux pâtissiers, connus dans leur quartier ou plus loin. C’est le cas du muscovado, que l’on retrouve dans plusieurs desserts du MOF Yann Brys (tarte poire-noix et sucre muscovado, perle ananas-passion…), et qui est toujours associé à un ou plusieurs autres sucres. Il est aussi mis en valeur dans les créations, comme le bien nommé Brown Sugar de Claire Damon, qui le marie à la poire pour offrir des « notes chaudes et boisées ». D’autres pâtissiers ont remplacé tout le sucre blanc de leurs recettes par des sucres non raffinés. Avec des limites. « Tout ne peut pas être réalisé avec tous les sucres », résume le pâtissier Sébastien Paris, qui projette d’ouvrir un bar à desserts à Cognac. Il utilise à peu près tout ce qui se trouve dans la nature pour sucrer ses préparations : fruits, légumes, plantes, miel, sucre blanc et sucres complets de canne, de coco et de palme [lire l’encadré]. « Comme pour les farines, les sucres complets ont un goût et une consistance plus affirmés que leur équivalent raffiné, observe-t-il. Avec des nuances : le sucre de coco est plus doux que le rapadura ou muscovado. Je les réserve plutôt aux brioches, pains et fruits et légumes rôtis. Ils sont intéressants pour faire découvrir des saveurs nouvelles. »
La même recette, réalisée avec des sucres différents, donne des couleurs et des textures variables : du plus clair au plus foncé, un muffin nature au sucre blanc, au sucre de canne complet et au sucre de fleur de coco. B. Lafeuille
Au Jardin sucré, à Cernay-la-Ville (Yvelines), ils sont aussi utilisés avec parcimonie. « On réserve le muscovado à quelques recettes, car son goût puissant peut écraser les autres saveurs, explique Arnaud Mathez, gérant et fondateur. Il fonctionne bien dans des cookies et crumbles, à condition de rééquilibrer le taux de matières humides et sèches. » Il a deux critères de choix : le goût et la texture recherchée. « On utilise de la cassonade lorsqu’on veut que cela croustille encore après cuisson, mais du sucre blanc pour réaliser des sirops de sucre pour les macarons. »
Pour d’autres, la santé prime. À la boulangerie bio Tatup, à Ambérieu-en-Bugey (Ain), Nirvan fait tout pour réduire le sucre dans les brioches, biscuits et tartes. Il a des astuces : « J’élabore une frangipane avec de l’amande sous trois formes : en poudre, en purée et en crème, ce qui apporte une saveur naturellement sucrée. » Et il n’utilise que du sucre complet – rapadura et fleur de coco – mais pas le muscovado, pour deux raisons : « Il serait peut-être trop fort en goût caramel. Et il est plus difficile de le trouver en gros conditionnements. Par ailleurs, il a encore plus tendance à s’agglomérer que le rapadura, qui me demande déjà du temps pour casser les blocs… »
En plus du goût et des aspects pratiques, les facteurs de choix peuvent être d’ordre éthique. Les sucres peu transformés se vantent souvent d’être naturels et équitables. Ce qui ne convainc pas le chocolatier parisien Jacques Genin : « Quand je serai sûr que cela ne détruit pas l’environnement et n’appauvrit pas les gens à l’autre bout du monde, je m’y intéresserai ! »
Faute d’études sur le sujet, il reste difficile de démêler le vrai du faux, tant sur les allégations santé que sur la durabilité. Reste une certitude : lorsque l’on cherche à sucrer mieux, tout est d’abord une question de dosage… et de goût.
Le sucre mascobado, assez humide, a tendance à s’agglomérer. B. Lafeuille
Bérengère Lafeuille
Retrouvez ici la partie 4 « Le galabé, sucre du terroir » de ce dossier.