Émulsifiants : avec la santé, ça ne prend pas
Ces ingrédients omniprésents, qui ont la propriété de lier composants hydrophile et hydrophobe, sont utilisés dans des préparations boulangères ou pâtissières. Bien que très souvent d’origine naturelle, ils seraient cancérogènes.
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Risque accru de cancers, syndrome du côlon irritable, perturbation du microbiote… les émulsifiants sont-ils les prochains ingrédients à placer sur la liste des additifs à proscrire des recettes ? Plusieurs signaux d’alerte récents vont en tout cas dans ce sens, avec une prise de conscience naissante dans l’opinion publique. Le 13 février 2024, une publication de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) dans la revue PLoS Medicine* a notamment pointé le risque accru de cancer. Après un suivi moyen de sept ans, les chercheurs ont conclu que des apports plus élevés en émulsifiants de type monoglycérides et diglycérides d’acides gras (E471) étaient associés à une hausse du risque de 15 % chez les plus forts consommateurs par rapport à ceux qui en ingèreraient le moins. Il est accru de 24 % pour le cancer du sein et de 46 % pour celui de la prostate.
« D’autre part, les femmes ayant des apports plus élevés en carraghénanes — E407 et E407a [un autre émulsifiant, NDLR] — avaient trente-deux pour cent de plus de risque de développer un cancer du sein comparées à celles du groupe ayant des apports plus faibles. » Des résultats issus de l’analyse des données de santé de 92 000 adultes participant à l’étude de cohorte française NutriNet-Santé. Ils interrogent d’autant plus légitimement que « les émulsifiants figurent parmi les additifs les plus couramment utilisés dans ces aliments. Ils sont souvent ajoutés à ceux industriels transformés et emballés », insiste l’Inserm.
Pâtisseries, gâteaux et desserts, glaces, barres chocolatées, pain, margarine, mayonnaise, bonbons… Les émulsifiants semblent omniprésents. Ils apportent du fondant aux chocolats, améliorent l’aspect lisse d’un glaçage, assurent la “prise” des mayonnaises… Leurs origines et formes chimiques sont très diverses, cependant, ils ont tous la propriété de combiner des parties hydrophile et hydrophobe : c’est-à-dire qu’ils peuvent associer entre elles des molécules de type corps gras et aqueuses. C’est typiquement le rôle du jaune d’œuf dans la mayonnaise, qui permet à l’huile et au vinaigre de se combiner au lieu de se séparer.
En boulangerie, raffermir et assouplir la pâte
En boulangerie, les émulsifiants sont ajoutés pour retarder le rassissement et aider à une meilleure prise de volume. « Il existe deux types d’émulsifiants utilisés dans le pain, éclaire le Conseil de l’information sur l’alimentation en Europe. Ceux qui raffermissent la pâte [par exemple, les esters monoacétyltartriques et diacétyltartriques des mono- et diglycérides d’acides gras (E472e) et le stéaroyl-2-lactylate de sodium ou de calcium (E481, E482), NDLR] et ceux qui assouplissent la pâte : les mono- et diglycérides d’acides gras [E471], notamment. » Les premiers assurent la prise de volume, tandis que les seconds garantissent le moelleux. Interdits dans les mélanges pour pain de tradition française, ces ingrédients sont utilisables dans d’autres types de mixes meuniers. En boulangerie, on retrouve presque systématiquement les lécithines dans les préparations chocolatées, sans quoi le chocolat blanchit. Les crèmes glacées en sont également additivées, le plus souvent afin de prévenir le phénomène de cristallisation de l’eau.
En tout, l’Union européenne autorise l’utilisation d’une soixantaine d’additifs “émulsifiants, stabilisants, gélifiants et épaississants”. Parmi eux, le jaune d’œuf, la pectine (extraite des fruits : E440) et les lécithines (extraites des graines oléagineuses : E322) sont des ingrédients d’origine naturelle, de même que les carraghénanes (gélifiants à base d’algues), celluloses et autres gommes de guar (graine de guar) ou xanthane (extraite de champignons). Certains émulsifiants sont naturellement présents dans les aliments et même présentés comme très favorables pour la santé. Les lécithines sont ainsi préconisées en vue de lutter contre le mauvais cholestérol et vendues sous forme de cure en parapharmacie. La lutéine est, quant à elle, présentée comme un antioxydant bénéfique. Les carraghénanes étaient jusqu’à récemment utilisés dans les formulations dites Clean Label avant que l’étude de l’Inserm ne les mette en cause.
La dose fait le poison
Le problème avec les émulsifiants semble surtout être le risque d’une surconsommation. Or, l’industrie agroalimentaire est très utilisatrice de ces produits car elle a recours à des produits raffinés, déstructurés, auxquels il devient obligatoire de rajouter une “matrice” et de la texture. Leur consommation excessive aurait notamment pour effet de perturber le recyclage des acides gras biliaires et de provoquer des désordres digestifs. En effet, ceux-ci constituent les émulsifiants naturellement produits par le corps humain et sont bénéfiques à une partie de la digestion. « Cependant, le corps procède à un recyclage rigoureux de ces acides gras biliaires afin que cette action émulsifiante ne soit plus active dans l’intestin, où ils agiraient comme perturbateurs », nous indique Marc-André Selosse, microbiologiste professeur au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Ce dernier se questionne donc fortement sur la rémanence d’un effet émulsifiant au cours de la fin du transit dans le gros intestin.
Le docteur Martin Juneau, cardiologue et directeur de l’Observatoire de la prévention de l’Institut de cardiologie de Montréal, soupçonne ainsi que, dans l’intestin, « la capacité de ces émulsifiants à dissoudre les graisses pourrait perturber certaines barrières protectrices, dont la fonction requiert justement d’être insolubles dans l’eau. La couche de mucus qui recouvre la surface de l’intestin, par exemple, doit demeurer intacte pour éviter que les centaines de milliards de bactéries intestinales entrent en contact avec la circulation sanguine et provoquent une activation incontrôlée du système immunitaire ». Le cardiologue suspecte des effets indirects également sur des problématiques cardiaques, via cet effet inflammatoire. En 2020, l’Inserm avait déjà mis en évidence sur des souris le lien entre la consommation d’émulsifiants alimentaires, la hausse du pouvoir pathogène de certaines bactéries et le risque d’inflammation intestinale.
Proscrire les émulsifiants de l’alimentation semble illusoire. Cependant, comme pour le sel, des dispositifs pourraient être mis en place afin d’en limiter les quantités dans les préparations. Toutefois, contrairement au sel, il sera difficile d’en donner une dose acceptable, car chacun des soixante émulsifiants autorisés présente une nature et des effets très divers.
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