Goût du pain : apprivoiser l’empire des sens

Le test triangulaire de dégustation vise à évaluer la détectabilité d'un changement de recette et les seuils de perception.

Il existe officiellement 385 descripteurs sensoriels du pain français et autant de nuances dans son aspect, sa croustillance, sa couleur sa texture ou sa saveur. Savoir évaluer ses productions selon ces différents critères est un levier majeur pour tirer le meilleur parti de sa technique auprès de ses clients.

Développer de nouveaux produits. Améliorer ses ventes. Transmettre et partager le savoir-faire au sein de son équipe. Contrôler la qualité. Répondre aux attentes des consommateurs. Limiter l’impact d’un changement de recettes. Établir des cartes d’identité gustatives de chaque produit… L’analyse sensorielle, qui consiste à déguster le pain et à reporter des notations selon différents descripteurs, présente de multiples intérêts pour les artisans boulangers.

« Elle fait appel aux cinq sens de l’être humain la vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher et le goûtpour caractériser un produit, expose Lucie Jousse, cheffe de projet recherche & développement et spécialiste de l'analyse sensorielle en produits de boulangerie,également formatrice auprès des artisans boulangers via l’Atelier m’alice. L’analyse sensorielle sert aussi à perfectionner des recettes pour supprimer des défauts, par exemple une certaine amertume, un manque de croustillance… Une fois qu’on a pu objectiver le critère à travailler, on peut mettre en place des mesures correctives. »

« D’abord il s’agit de noter visuellement la croûte, ensuite on coupe le pain pour noter la mie, ses alvéoles, sa souplesse et son élasticité. Suit l’évaluation de l’odeur de la mie avant celle de la croûte. Enfin on procède à la dégustation de la mie, puis de la croûte », détaille Lucie Jousse (photo). (© L. JOUSSE)

Une professionnalisation en marche

Conscients de la richesse sensorielle des produits de panification, plusieurs grands acteurs se sont emparés du sujet ces dernières années pour professionnaliser le secteur. Le Laboratoire national de la boulangerie pâtisserie (Lempa), acteur historique de l’analyse sensorielle, a été l’initiateur de l’édition en 2015 d’un guide en accès libre dédié à la diffusion large des techniques d’analyse des pains à croûtes, “Le pain mot à mot”. Édité en partenariat avec les laboratoires Lesaffre, il se décline aujourd’hui autour de la pâte à pizza, du pain de mie et du croissant, avec des vidéos et des témoignages publiés sur le site internet du levurier français.

Analyse sensorielle sur le lieu de vente ou en laboratoire ? « Chaque approche a ses atouts », expose Pierre Tristan Fleury, directeur du Lempa, laboratoire indépendant qui pratique l'analyse sensorielle des produits de panification. (© LEMPA)

Le professeur, historien et sommelier du pain Steven Kaplan avait également partagé un référentiel de dégustation dans les années 2000. Le fournisseur d’ingrédients de panification Puratos a quant à lui mené une initiative originale dans les années 2010, avec la construction et la mise en circulation du Sensobus. Ce poids lourd avait été spécialement aménagé afin de parcourir différentes régions de différents pays pour réaliser des tests directement auprès des consommateurs.

« C'est un outil complémentaire à l'analyse sensorielle en laboratoire. L’intérêt de ce type d’initiatives réside notamment dans le fait que l’appréciation du pain par les consommateurs diffère d’une région à l’autre, souligne Pierre-Tristan Fleury, le directeur du Lempa. Les attentes vis-à-vis d’un produit aussi universel qu’une baguette de pain peuvent effectivement varier assez fortement. Il y a un vrai enjeu à adapter sa pratique aux particularités locales. »

Selon lui, l’analyse sensorielle va aussi dans le sens de l’évolution du secteur. L’offre de pains en boulangerie s’est aujourd’hui considérablement diversifiée. « Vendre une gamme de trente à quarante produits nécessite la maîtrise de plus de descripteurs sensoriels que lorsque l’on en propose dix, résume-t-il. L’analyse sensorielle présente l’intérêt également de créer un référentiel en boulangerie, avec des fiches produits autour des grands objectifs de qualité. C’est important en termes de transmission lorsque l’on connaît le turn-over qui existe en boulangerie. »

Réduire ses coûts

Dans le secteur de la boulangerie, l'analyse sensorielle est aussi une solution pour qui veut réduire ses coûts de façon acceptable pour le consommateur. « Avec l’inflation, les demandes sont nombreuses pour mesurer l’effet d’une diminution des doses de beurre ou deleur substitution partielle par une autre matière grasse, confirme Lucie Jousse. L’analyse sensorielle est le moyen pour y parvenir, en détectant des seuils de perception. On mesure ainsi très bien l’impact d’un changement de pratique sur le taux d’hydratation d’une pâte, celui de la mise en place d’une autolyse, de la modification dela durée de la fermentation, d'unchangement de fournisseur pour un ingrédient, etc. Cette technique est aussi très utile pour contrôler la conformité de ses productions, évaluer l’acceptabilité du vieillissement des produits pour la vente… »

Les artisans ont plutôt intérêt à mettre en place des choses simples avec leurs propres ressources. (© A. DUFUMIER)
La roue des arômes du pain développée à l'Université des sciences appliquées de Zurich est un outil pour la dégustation experte du pain. Elle est utile pour orienter les accords mets et pains. (© A. DUFUMIER)

Le coût et la lourdeur des méthodes de l’analyse sensorielle sont extrêmement variables selon les objectifs poursuivis et la quantité de consommateurs à laquelle on souhaite s’adresser. Les artisans ont plutôt intérêt à mettre en place des choses simples, avec leurs propres ressources.

« Une analyse facile à mettre en œuvre consiste à proposer à la dégustation trois paniers de produits, dont deux sont identiques, détaille Lucie Jousse. Par exemple, deux fois la nouvelle recette et une fois l’ancienne. Si aucune différence significative n’est identifiée par les consommateurs, on peut en conclure que le changement de recette a peu d’impact gustatif. Ce test triangulaire est très pratiqué pour définir la répercussiond’un changement de fournisseur d’ingrédients, d’une réduction des doses de sel ou de beurre... »

Deux approches complémentaires

En boulangerie artisanale, l’analyse sensorielle mérite d'être effectuée à deux niveaux. Auprès des équipes, il s’agit de mettre en œuvre une expertise applicable sur le plan professionnel. L’enjeu est donc de travailler sur des descripteurs assez élaborés et objectivés — comme la finesse de la croûte, les tailles d’alvéoles, le développement du pain, les arômes, la texture…

Le visuel d’un pain et sa présentation produisent de l’émotion et constituent une promesse gustative pour le consommateur. (© A. DUFUMIER)
L’expérience sensorielle du goût du pain fait appel à tous les sens, le toucher, l’odorat, l’ouïe, la vue et le goût. (© A. DUFUMIER)

« Pour cela, on recourt à l’analyse descriptive, explique la spécialiste de l'analyse sensorielle. Il y a un ordre à respecter. D’abord, il s’agit de noter visuellement la croûte ; ensuite on coupe le pain pour noter la mie, ses alvéoles, sa souplesse et son élasticité. Suit l’évaluation de l’odeur de la mie, avant celle de la croûte. Enfin, on procède à la dégustation de la mie puis de la croûte. Concernant les arômes, on peut aller plus ou moins loin dans la description. L’appui d’une roue des arômes est précieuse. »

Il existe ensuite des astuces pour simplifier et objectiver le sujet. Il est par exemple très utile de préparer ou de se munir d’échantillons d’odeurs de référence. Si l’on cherche des arômes de fruits secs dans le pain, on peut s’aider d’un récipient contenant des fruits secs pour comparaison. Le guide “Le pain mot à mot” propose d’ailleurs des méthodes an vue de produire ses propres odeurs de référence pour les descripteurs les plus courants du pain.

La connaissance fine des arômes de ses pains est une clé d’entrée pour conseiller des accords avec différents plats, en suivant la règle selon laquelle “qui se ressemble s’assemble” ou au contraire en proposant de jouer sur les contrastes : croquant-moelleux, sucré-acide, salé-acide…

Il est intéressant de compléter cette approche d’analyse descriptive en consultant le consommateur sur des aspects d’analyse dite hédonique. Les descripteurs sont alors beaucoup plus simples. Il s’agit de recueillir un avis sur ce qui plaît ou non. « La consultation des consommateurs peut se faire de façon très ludique, sur le point de vente ; avec un recueil des avis sur papier, à l’oral, ou via une application mobile, par exemple, propose Lucie Jousse. Une formule qui fonctionne souvent très bien est de proposer en dégustation un produit du mois. Ce n’est pas obligatoirement une nouveauté, au contraire, il peut y avoir intérêt à retravailler et à réévaluer ses recettes les plus anciennes. »

L’analyse sensorielle descriptive consiste entre autre à objectiver des caractères, comme le nombre et la taille des alvéoles du pain, l’épaisseur de la croûte, la couleur... (© A. DUFUMIER)

Trouver les correspondances

L’enjeu de l’analyse sensorielle est aussi de faire correspondre l’analyse hédonique “grand-public” du goût par les consommateurs et celle, plus experte, des équipes de boulangerie. « Le vocabulaire des consommateurs pour décrire leurs sensations autour du pain est souvent assez pauvre et, en boulangerie,le temps de vente est très court, constate Pierre-Tristan Fleury. C’est important de pouvoir structurer un vocabulaire. C’est un levier pour enrichir la relation. Au moment de la vente, il est possible d’utiliser trois ou quatre descripteurs bien choisis. Cela peut permettre de mieux positionner le produit et susciter des ventes additionnelles. »

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