Francis Bucaille, agronome : « Les sols influent sur la qualité boulangère » (3/3)

Francis Bucaille est agronome et un ancien agriculteur.

Selon l’agronome et ancien agriculteur Francis Bucaille, les sols vivants, plus performants sur le plan de la nutrition végétale, améliorent la qualité des protéines du blé, et donc la qualité boulangère des farines qui en sont issues.

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Auteur de Revitaliser les sols* et cofondateur de Gaïago, une société consacrée à la restauration de la fertilité des sols agricoles, l’agronome et ancien agriculteur Francis Bucaille établit des liens entre la terre et la qualité des protéines du blé.

La Toque magazine : En quoi la définition de la qualité des blés est-elle trompeuse ?

Francis Bucaille : Pour juger de la qualité meunière de la récolte de blé d’un agriculteur, et donc de sa valeur marchande, les collecteurs utilisent la valeur du taux de protéines. Or, il ne s’agit pas d’une mesure directe mais d’un calcul réalisé à partir de la mesure de l’azote total du grain multipliée par un coefficient (6,25). En effet, l’azote est un constituant majeur des acides aminés qui, assemblés, forment les protéines. Cependant, le taux de protéines calculé à partir de la quantité d’azote est une estimation très grossière. En effet, rien n’assure que la transformation de l’azote en protéines, la protéosynthèse, est complète. Il peut subsister des formes simples d’azote : acides aminés libres et même nitrates. Tout dépend des formes d’azote puisées dans le sol et de la vitalité de la plante au moment de la translocation, c’est-à-dire lors du remplissage du grain en toute fin de cycle.

Les meuniers sont obligés de rétablir la qualité boulangère des farines en réalisant des assemblages de blé. (© A. DUFUMIER)

LTM : Quel est l’impact pour la filière boulangère ?

FB : La qualité des protéines, et surtout des glutens, a une incidence très forte sur la qualité boulangère des farines. Le manque de fiabilité de la mesure du taux de protéines du blé est donc compensé par les meuniers. Ils réalisent d’autres tests — ténacité, force boulangère… — et procèdent à des assemblages de lots. Il n’en reste pas moins que l’agriculteur est rémunéré sur la base de la mesure de la teneur en azote du blé. Cela introduit un biais majeur dans la mise en place de la qualité et dans la performance globale de la filière blé-farine-pain. Une rémunération sur la base de la qualité boulangère réelle aurait un effet incitatif beaucoup plus fort pour concilier la culture du blé et les sols vivants.

LTM : Comment reliez-vous la qualité boulangère à la vie des sols ?

FB : Les sols fournissent des oligoéléments, qui jouent le rôle de catalyseurs pour accélérer la synthèse des protéines — c’est-à-dire la protéosynthèse — en quantité et en qualité. Or, un sol vivant a une incidence positive sur la biodisponibilité de ces oligoéléments. D’une part un sol vivant génère de la porosité, favorable à l’exploration des racines. D'autre part, un sol vivant n’est jamais compacté, ce qui signifie que les racines ont le champ libre pour explorer profondément le sol. En outre, une plante sur sol vivant est réellement en lien avec son terroir et peut en exprimer les spécificités, y compris organoleptiques. Un autre aspect bénéfique du sol vivant sur la synthèse des protéines réside dans un meilleur accès à l’eau. Bien alimentée en eau, la plante est protégée en fin de cycle, à ce moment critique pour la qualité des protéines. Enfin, les sols vivants permettent de s’appuyer sur une nutrition en azote plus riche que la nutrition par les seuls engrais de synthèse. La vie du sol apporte aux plantes non pas seulement de l’azote, mais directement des acides aminés issus de synthèse bactérienne et cela tout au long de la saison. La plante a moins de travail à faire. Elle peut donc être plus efficace pour la protéosynthèse.

Une vraie logique de travail sur sol vivant vise également à favoriser l’interaction positive de la plante sur son sol, par ses exsudats, par ses symbioses, par son enracinement profond dans les trois dimensions du sol. (© A. DUFUMIER)

LTM : Dans ce cas, comment faut-il nourrir la plante en azote ?

FB : L’azote de synthèse est apporté en fractionnement et agit par à-coups tandis que la vie du sol est toujours présente, avec une capacité à s’adapter aux besoins. Certaines formes d’azote de synthèse sont combinées à des inhibiteurs qui retardent sa libération dans le sol. Mais dans ce cas, ces inhibiteurs ont pour effet collatéral de ralentir la synthèse de protéines dans la plante. De mon côté, en tant qu’agriculteur, je n’ai jamais eu recours à ces formes protégées d’engrais. Je suis d’ailleurs associé à des recherches aux Pays-Bas qui ont permis de produire des formes protégées d’azote n’ayant pas ces effets secondaires sur la protéosynthèse.

Un blé sur sol vivant produit non seulement des protéines de qualité mais tout un arsenal biochimique qui lui assure ses propres défenses. (© A. DUFUMIER)

Nourrir un blé sur sol vivant consiste à utiliser trois piliers : d’abord, il s’agit de mobiliser la fourniture en azote par la matière organique du sol et des engrais organiques. Cela implique une bonne gestion des fumiers et composts, ainsi que des résidus de culture. Le deuxième pilier est d’apporter des bactéries libres au sol, qui ont la capacité de capter l’azote de l’air. Enfin, l’on peut recourir à l’azote minéral de synthèse, qui sera beaucoup plus efficace sur un sol vivant car il y a moins de pertes grâce à de meilleurs enracinements (ce qui évite celles par lessivage) et une meilleure oxygénation du sol (ce qui évite celles par volatilisation, sous forme de protoxyde d’azote). Une vraie logique de travail sur sol vivant vise donc à favoriser l’interaction positive de la plante sur son sol : par ses exsudats, par ses symbioses, par son enracinement profond dans les trois dimensions du sol. Ainsi on s’assure de recapitaliser le sol. C’est la logique que l’on rencontre dans la nature. Les plantes et les sols ont toujours évolué en bénéfices mutuels depuis l’apparition de la vie sur terre. Dans une logique de filière, je préconiserai également de maintenir le caractère vivant des farines en préservant l’intégration du germe. Ces dernières décennies, on a voulu accroître la durée de conservation des farines en y supprimant justement les précurseurs de la vie, au risque d’en faire un produit inerte.

Travailler sur la qualité des protéines auprès des agriculteurs serait incitatif pour rétablir la vie dans les sols. (© A. DUFUMIER)

LTM : Le blé sur sol vivant ne rend pas service qu’aux boulangers…

FB : Ce qui est magique quand on travaille avec le vivant, c’est qu’on peut trouver des solutions gagnantes à tous les niveaux. Un blé sur sol vivant produit non seulement des protéines de qualité, mais aussi tout un arsenal biochimique qui assure ses propres défenses. L’agriculteur peut ainsi réduire ses applications de produits phytosanitaires, réduire ses applications d’engrais, et améliorer sa profitabilité. Les effets bénéfiques induits sont de réduire les résidus de pesticides sur l’enveloppe du grain et d’améliorer la qualité nutritionnelle du pain. L’environnement est préservé, de même que la santé. N’oublions pas que l’homme est du sol qui marche. Tous les minéraux qui constituent notre corps viennent du sol. Voilà pourquoi je dis que l’homme est vivant quand la terre est vivante. Et il y a même une portée philosophique à cela. L’homme qui prend soin de la nature, qui acquiert une conscience de sa place au sein d’elle, atteint sans doute une certaine forme de sagesse, qui lui donne aussi la possibilité de vivre pleinement sa vie.

Lire le reste du dossier :

- Une nouvelle agriculture prend racine (1/3)

- Promesses et prouesses des blés sur sols vivants (2/3)

* Bucaille F. Revitaliser les sols : diagnostic, fertilisation, nutriprotection. Dunod. 2e édition; 2023.

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