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Pour cultiver des blés sur des sols vivants, il faut adapter tout le travail de création variétale, selon Adrien Pelletier, agriculteur qui a entamé un travail inédit de sélection 100 % bio.
Pour cultiver des blés sur des sols vivants, il faut adapter tout le travail de création variétale, selon Adrien Pelletier, agriculteur qui a entamé un travail inédit de sélection 100 % bio. © A. DUFUMIER

Une nouvelle agriculture prend racine (1/3)

Trouver les bonnes techniques, les débouchés, lancer des labels, sensibiliser les consommateurs… Les filières de blés sur sols vivants sont à construire, en même temps que la science agronomique doit encore avancer sur le sujet grâce à de nouveaux outils d’analyse.

Dans sa parcelle d’essais, au milieu de sa propre sélection de blé dont la barbe lui chatouille le menton, Adrien Pelletier* pose le constat de cette agriculture écologique qu’il faudrait mettre en place : « C’est vertigineux et très excitant en même temps. Tout ou presque reste à construire. Nous sommes encore à la préhistoire d’une nouvelle agriculture, qui replace la vie au centre de son modèle ! »

C’était en juillet dernier, à la ferme d’Orvilliers, dans les Yvelines. Depuis quelques années, l’agriculteur bio — également paysan-meunier et paysan-boulanger — s’attelle avec ses deux associés à, notamment, créer une sélection de variétés de blé. Leur démarche est de réaliser ce travail sur des sols en condition de l’agriculture biologique dès la première génération de blé produite, en vue d’une inscription au catalogue officiel de la variétédans la catégorie matériel biologique hétérogène. Un travail unique en son genre en France, à mi-chemin entre la sélection dite paysanne et la sélection moderne du blé, et qui se veut très ouvert en vue de créer une filière valorisant aussi des qualités technologiques et biologiques spécifiques au travail sur levain naturel. 

(© A. DUFUMIER)

Dans ses parcelles d’essai, Adrien constate certains phénomènes : « Je vois, par exemple, des parcelles de variétés de blé dans lesquelles il n’y a pas de mauvaises herbes. Sans doute que la plante produit ses propres herbicides, diffusés par ses racines dans le sol. Mais tout cela n’est encore pas bien documenté, et comment faire pour le sélectionner ? Il faudra sans doute attendre des années encore pour que les agriculteurs puissent bénéficier de ce type de variétés dans le commerce. Une chose est certaine, cela démontre tout l’intérêt de prendre en compte les mécanismes d’interaction du vivant — entre autres dans les sols — dès le départ, lors des processus de sélection variétale»

Une opinion partagée en haut lieu de la création variétale, au sein d’une saisine intitulée Quelles variétés pour l’agroécologie ? du comité scientifique du Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées**. Malheureusement, les freins pour financer ce type de recherches sont nombreux. Outre la complexité de devoir composer avec le vivant dans les protocoles de recherche, l’enjeu est aussi de trouver un modèle économique pour une sélection variétale allant dans ce sens.

Au-delà du bio

Les freins au développement d’une agriculture sur sols vivants ne sont pas seulement liés au manque de recherches scientifiques mais également au manque de reconnaissance, des marchés jusqu’aux consommateurs. L’agriculture biologique a déjà apporté une partie de la solution, puisqu’elle inscrit dans son cahier des charges le principe agronomique de nourrir le sol avant de nourrir la plante. Cependant, ce mode de production — actuellement en crise — ne convient pas à tous les agriculteurs et il n’est prévu un développement de l’agriculture bio qu’à hauteur de 18 % des surfaces en France (contre 9 % actuellement).

L'agriculture biologique apporte une partie de la solution, cependant ce modèle est en crise et son développement limité. (© A. DUFUMIER)

Dans ce contexte, des agriculteurs explorent d’autres formes d’agriculture capables de composer avec le vivant. Il s’agit, par exemple, de l’agriculture de conservation des sols, par laquelle les producteurs réduisent au minimum le travail de leurs sols afin de pouvoir leur redonner vie, quitte à conserver une trousse de secours chimique. Malgré de nombreuses tentatives en ce sens depuis vingt-cinq ans, la démarche a encore beaucoup de mal à être valorisée auprès des consommateurs, en termes de prix ou même de marque. Pourtant, l’agriculture de conservation aurait besoin, elle aussi, de plus de reconnaissance car ses adeptes prennent des risques en s’écartant de sentiers battus au-delà des connaissances et des compétences des instituts techniques officiels.

Créer des filières

Signe d’un frémissement en ce sens, au printemps dernier, une farine “bas carbone” signée Axiane Meunerie sous la marque Cœur de blé est apparue sur le marché. Cette initiative ne garantit pas directement que les pratiques de production ont été dirigées vers la santé des sols. Elle démontre toutefois la recherche d’un impact positif sur le bilan carbone du blé. Le directeur général d’Axiane meunerie, David Hubert y voit lui « l’ambition d’accompagner l’engagement des agriculteurs dans l’agriculture régénérative », c’est-à-dire une agriculture qui régénère les ressources naturelles plutôt que de les dégrader.

Au-delà de l’agriculture biologique et de l’agriculture de conservation, jugées parfois élitistes, cette agriculture dite régénérative se pose aujourd’hui comme une alternative capable d’embarquer un maximum de producteurs dans une transition agroécologique. C’est le créneau repris par les grandes coopératives et les grands négociants du secteur en France.

Des entreprises comme Genesys (photo) apportent un cadre de définition de santé des sols avec des systèmes de notation en combinaison avec des mesures de terrain et de l’imagerie, par drone ou satellite par exemple. (© A. DUFUMIER)

Poussées par leurs politiques RSE (responsabilité sociétale des entreprises) ou par l’intégration de démarches de certification volontaire (B Corp, SBTI, etc.), de plus en plus d’entreprises du secteur agroalimentaire souhaitent d’ailleurs s’approvisionner en blés issus de l’agriculture régénérative et pas seulement bas-carbone. Des entreprises comme Moët Hennessy et Rémy Cointreau ont lancé avec le WWF une démarche de valorisation auprès de leurs fournisseurs agriculteurs, avec la mise en place d’un crédit environnemental. Celui-ci intègre un critère de santé des sols en plus d’indices de préservation du climat et de labiodiversité. Le thème de la santé des sols a donc mis le pied dans la porte en vue d’une valorisation jusqu’aux consommateurs. Il reste encore à l’ouvrir en grand.

Certifier la santé des sols

Le concept de santé des sols peut cependant paraître flou pour le consommateur, qui a aussi besoin de garanties que certaines pratiques sont respectées ou qu’un résultat est atteint pour accepter de payer un coût supplémentaire. Or, il n’existe pas de cahier des charges officiel pour juger de la santé des sols ou des pratiques régénératives.

Des start-up se sont lancées pour combler ce manque, des initiatives privées à l’image de Genesis, GreenBack, STENON, SoilOptix… Ces entreprises apportent un cadre, assorti de systèmes de notation des sols, en combinaison avec des mesures de terrain et de l’imagerie par drone ou par satellite, par exemple. Une filière de blépourrait ainsi proposer à ses clients des lots cultivés sur des sols ayant une notation minimale de santé, de la même manière que d’autres filières (Culture Raisonnée Contrôlée, par exemple) excluent depuis des années les lots issus de parcelles cultivées trop près de grands axes routiers.

Des entreprises comme Moët-Hennessy et Rémy Cointreau ont lancé avec le WWF, une démarche de valorisation auprès de leurs fournisseurs agriculteurs avec mise en place d’un crédit environnemental. (© Alexis Dufumier)
Il n'existe pas encore de cadre officiel de notation de la santé des sols. (© A. DUFUMIER)

Analyser le vivant

Du point de vue agronomique, un autre tournant majeur en faveur du blé sur sols vivants a été amorcé en 2023. Il s’agit notamment de la mise à disposition en France auprès des agriculteurs d’une offre plus dense, plus élargie et plus fiable pour juger de la vie dans le sol en termes de qualité et de quantité. Jusqu’ici, les agriculteurs disposaient dans leurs analyses de sol, au mieux d’une indication globale d’activité biologique, qui ne renseigne en rien sur la qualité de cette vie et des fonctions qu’elle apporte au sol. Sachant que, selon les types d’acteurs biologiques présents, le sol peut dégrader sa matière organique ou, tout au contraire, la restaurer. Aujourd’hui, il devient donc possible de mieux ségréguer la mesure par grandes familles de micro-organismes. Les agriculteurs, leurs conseillers et les chercheurs pourront désormais mieux identifier les pratiques réellement vertueuses et tester des hypothèses sur lesquelles beaucoup de gestes agroécologiques en la matière sont encore basées.

Parmi ces nouveaux outils déployés en 2023, nous pouvons citer l’offre Agro-Eco sol d’Auréa, filiale d’Arvalis Institut du végétal. De leurs côtés, les Laboratoires Dubernet et leur filiale Terra Mea ont adapté une technologie médicale de cytométrie en flux (technique de caractérisation individuelle, quantitative et qualitative, de particules en suspension dans un liquide), déjà appliquée dans le secteur du vin, pour l’analyse des sols en grandes cultures comme le blé. L’offre, baptisée 3-Biom, permet de différencier la présence de bactéries, de champignons et de protistes ; vivants, morts et inactifs.

Depuis 2023, les agriculteurs, les conseillers agronomiques et les chercheurs disposent en France d’outils inédits pour mesurer et évaluer la qualité de la vie microbienne dans les sols. (© A. DUFUMIER)

Les champignons ont-ils un impact aussi bénéfique qu’escompté sur les sols et le stockage de carbone ? Si oui, comment les favoriser au mieux ? Les sols vivants améliorent-ils réellement la qualité nutritionnelle du blé ? « À terme, nous pourrons faire des corrélations précises entre différentes fonctionnalités, comme le stockage de carbone, la microbiologie et les pratiques. L’enjeu est également de trouver des corrélations entre la qualité des récoltes et la qualité de la vie microbiologique, comme nous l’avons déjà fait pour le secteur du vin. L’analyse de la vie des sols ouvre des perspectives d’application considérables. Nous avons certainement devant nous pour vingt ans de recherche et développement en ce sens », s’enthousiasme Matthieu Dubernet, le responsable des laboratoires éponymes.

Tout est donc fin prêt pour opérer le changement. Le risque aujourd’hui est de vouloir prolonger encore plus loin l’ancien modèle en ne réorientant pas massivement les fonds de soutien et de recherche, s’inquiétait Marc-André Selosse*** dans nos colonnes en septembre dernier (lire LT n° 349). Selon lui, ce ne sont pas seulement les marchés mais la société civile tout entière qui doit appeler à un changement de modèle agricole. Le professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris ne doute pas, en revanche, de la capacité d’une agriculture du vivant non seulement à rattraper son retard mais, surtout, à rapidement faire mieux que l’agriculture dite moderne, y compris en termes de rendements.

Lire le reste du dossier :

- Promesses et prouesses des sols vivants (2/3)

- Francis Bucaille, agronome : « Les sols influent sur la qualité boulangère » (3/3)

* Auteur avec Yanis Irhir du livre Paysans-Boulangers : Le guide (très) pratique, éditions La France Agricole (2019).

** En France, chaque nouvelle variété est inscrite par décision du ministre de l’Agriculture publiée au journal officiel. Le ministère s’appuie sur les avis d’un comité consultatif, le Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées.

*** Auteur, entre autres, du livre L’origine du monde — Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent, aux éditions Actes Sud (2021).

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