« Si quelqu’un vous retire votre pain, il supprime en même temps votre liberté. Mais si quelqu’un vous ravit votre liberté, soyez tranquille, votre pain est menacé […]. La misère croît à mesure que la liberté recule dans le monde, et inversement. » Dans son discours “Le Pain et la Liberté” prononcé à la bourse du travail de Saint-Étienne le 10 mai 1953, l’écrivain et philosophe français Albert Camus résume en quelques mots cette tension très forte, plus que millénaire. Une citation qui fait d’ailleurs l’ouverture de l’ouvrage Pain et liberté, publié en 2023 par les historiens Coline Arnaud et Denis Saillard aux éditions Textuel.
Car une personne qui ne mange pas à sa faim devient comme esclave de la recherche de nourriture et une personne qui n’est pas libre voit le soin de sa nourriture confié à d’autres. En cette année de reconstruction qu’est 1953, cette question du pain est effectivement encore au centre de la vie publique. La France a tourné la page des tickets de rationnement depuis 1949 seulement. Cependant, le bloc de l’Est reste pour quelques années encore touché par le rationnement, et c’est en partie le manque de pain qui conduira à l’édification du mur de Berlin, afin d’éviter les départs massifs à l’Ouest.
Face aux révoltes innombrables de l’histoire liées à la crainte du manque de pain, et encore récemment lors des Printemps arabes (à partir de fin 2010), “les problématiques économiques, sociales et culturelles dépassent une lecture uniquement nutritionnelle ou technique du pain et interrogent les fondements mêmes de notre monde moderne, sa faculté à subvenir aux besoins de toutes les populations, à partager”, indiquent les auteurs. Et plus l’histoire avance plus il semble que ces notions de liberté et de bonheur social enrichissent et complexifient les revendications nourricières du pain. Avec un point de rupture que les auteurs placent à la moitié du XIXe siècle, période à partir de laquelle l’Europe de l’Ouest a pu mettre fin aux grandes famines.
La charge du pouvoir
Au Moyen Âge, l’histoire politique du pain est plus étroitement liée à la nécessité d’assurer les besoins vitaux mais aussi religieux, avec la célébration symbolique du sacrifice du corps de Jésus, représenté par le pain dans l’Eucharistie. “Avec une consommation moyenne de 650 g à 1 kg de pain par jour et par habitant entre le XIe et le XVe siècle, le blé et sa transformation demeurent au cœur d’une économie sociale et alimentaire centrale, en ville comme à la campagne”, rapportent Coline Arnaud et Denis Saillard. La question de la liberté se pose cependant aussi très étroitement à travers les modalités de son commerce, les droits de douane, le contrôle de sa production… Le blé est un enjeu fort pour le clergé et la monarchie, en vue de l’exercice du pouvoir mais aussi en lien avec leur devoir moral d’assurer la sécurité alimentaire.

Le contrôle s’effectue entre autres grâce aux outils de transformation que sont les moulins et les fournils avant que, progressivement, une profession de talmeliers indépendants (des boulangers) ne puisse disperser la production dans les villes et les territoires. Au XVIe siècle, des mitrons “volontiers frondeurs” étaient contraints d’exercer nus au fournil afin de les empêcher de se joindre à différents soulèvements de la rue, rapportait en 1983 sur France Inter le journaliste Marcel Jullian.
Les tentatives de contrôler la profession ne cesseront en réalité jamais. De nos jours encore, la boulangerie se trouve réglementée, en dépit de la disparition en 1986 du contrôle sur le prix du pain. “Le chemin du pain, de sa culture à sa fabrication, de sa distribution à sa réquisition, s’organise au fil des siècles autour de logiques relativement pérennes de maintien ou d’achat de la paix populaire, abondent les auteurs de Pain et liberté. Les modalités seules se modernisent : les circuits d’approvisionnement sont optimisés, l’élaboration gagne en efficacité, par exemple avec l’introduction progressive de procédés industriels.”
Dévaluation du marron
En même temps que se structure ce besoin de maîtriser toute la filière, il s’agit également de diriger la société vers la consommation préférentielle du blé et du pain, un enjeu culturel, économique et sociopolitique très fort. “Ainsi, la culture du châtaignier souffre d’une 'dévaluation morale'. La châtaigne est désormais souvent associée à la paresse — il suffirait de la cueillir —, la pauvreté, la mauvaise santé. Certains la présentent même comme un ferment de révolte à cause de la supposée oisiveté de ses consommateurs”, indiquent Coline Arnaud et Denis Saillard. Choiseul, ministre de Louis XV, aurait d’ailleurs eu l’intention d’abattre tous les châtaigniers de Corse pour pacifier l’île. Le châtaignier étant vu comme un frein au progrès, avec moins d’impôts et moins de circulation monétaire.
Le bonheur est dans le pain
En 1789, les cahiers de doléances témoignent d’une nouvelle vision du bonheur, fondée sur un pragmatisme matériel associant stabilité, nourriture quotidienne et sécurité. Le pain à satiété incarne la maîtrise d’une société équilibrée, débarrassée des pauvres. En 1793, Robespierre, appuyé par « l’ami du peuple » Marat, affirme : « Ce n’est pas du pain seulement que nous devons au peuple français — les despotes en donnent à leurs sujets —, c’est la liberté cimentée par des lois humaines. »
À cette période, les crises frumentaires (du froment) sont encore dans tous les esprits, constatent Coline Arnaud et Denis Saillard : “Ces images de cauchemar rappellent périodiquement à l’être humain que le fragile équilibre entre l’accroissement des terres cultivées, leur rendement annuel et l’augmentation de la population demeure une équation incertaine, dans laquelle le climat, la maladie et la guerre constituent de dangereuses variables. […] Les pénuries de 1788-1789, 1828-1830 et 1846-1848 contribuent d’ailleurs à nourrir les mouvements révolutionnaires, qui renversent — en moins de soixante ans — l’Ancien Régime, la Restauration puis, en février 1848, la dernière monarchie constitutionnelle”.
Dans ces mouvements révolutionnaires, la figure du boulanger est parfois ambiguë. Certains, accusés d’entretenir la pénurie, le paieront de leur vie, à l’image de Denis François pendu à Paris en place de Grève le 21 octobre en 1789. L’histoire retient également des figures héroïques, comme Madeleine Daniau, la “petite boulangère” d’Exoudun (Deux-Sèvres) qui, à 15 ans, dès 1915, en pleine guerre des tranchées, fabrique plus de 400 kg de pain par jour.
Paternalisme d’État
“Par obligation ou par anticipation, l’État et les pouvoirs locaux se retrouvent régulièrement confrontés aux questions de l’approvisionnement et du prix du pain. Qu’il soit question d’apaiser une population affamée et révoltée, d’élaborer des stratégies économiques nationales ou internationales, de contrôler des professions potentiellement influentes”, observent Coline Arnaud et Denis Saillard.
Au XIXe siècle, Cérès, déesse romaine des céréales, est choisie pour figurer sur le tout premier timbre-poste émis en France. Ce symbole “accorde bel et bien la primauté à l’agriculture, aux récoltes de céréales, et in fine au pain, comme le fera d’ailleurs la Semeuse cinquante ans plus tard pour une autre République. Il traduit le regard, parfois assez distant mais toujours présent, de l’État sur la sécurité alimentaire”, constatent les deux historiens.
Une ingérence qui conduit épisodiquement à la catastrophe humanitaire. La politique de collectivisation agricole forcée de Staline en Ukraine et au Kazakhstan a coûté la vie à environ 6 millions de personnes, dont une grande part d’enfants, entre 1932 et 1933.
“Du pain et des roses !”
Au début du XXe siècle, l’accès au pain n’est pas étranger au besoin de revanche en Italie. « La bataille du blé signifie la libération du peuple italien de l’esclavage du pain étranger », proclame ainsi Mussolini le 30 juillet 1925.
Cette idée de “paternalisme du ventre” fait cependant déjà l’objet d’un rejet de la part d’une partie de la société civile depuis plusieurs décennies. « Que voulez-vous qu’on fasse de miettes de pain, pour la foule des déshérités ? Que voulez-vous qu’on fasse du pain sans les arts, sans la science, sans la liberté ? […] Allons, allons, l’art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous ; l’ignorance n’a-t-elle pas fait assez de mal, et le privilège du savoir n’est-il pas plus terrible que celui de l’or ! » déclarait déjà l’anarchiste Louise Michel dans son roman La misère publié à partir de 1880.
“Les ouvrières de Lawrence aux États-Unis lui font écho lors de leur grève de 1912 et emploient une formule, parfois attribuée à tort à Karl Marx, forgée par une suffragette en 1910 : Bread and roses ! ['Du pain et des roses !' en anglais, NDLR]”, retrace le livre Pain et liberté. « Des intellectuels dynamiques ont annoncé au travailleur que c’était le pain seul qui l’intéressait et non la liberté, comme si le travailleur ne savait pas que son pain dépend aussi de sa liberté », tance Albert Camus en 1953.
Perte de poids
Dans nos sociétés occidentales débarrassées de la peur de manquer, le pain a perdu ces dernières décennies de son poids politique en même temps qu’il a perdu “des parts d’estomacs” depuis la génération “robots ménagers” et les nouvelles tendances de consommation. Reste que le pain participe d’un certain soft power français à l’étranger associé également parfois à l’industrie du luxe.
“Le succès du manga Yakitate !! Ja-pan (traduit en français par Un pain c’est tout) – 26 tomes parus entre 2002 et 2007 – illustre cette vision idéalisée du pain européen, utilisé comme un levier marketing particulièrement intéressant”, observent les auteurs de Pain et liberté.
Et de conclure, “le pain revêt des connotations sociales plus nuancées, n’excluant ni les antagonismes ni les contradictions des siècles précédents. Ses représentations jouent sur la nostalgie d’une commensalité, d’une tradition et d’un savoir-faire affichés comme identitaires, ce qui les rend souvent ambiguës, pour ne pas dire problématiques, sur un plan politique”.
Pain et liberté : par Coline Arnaud et Denis Saillard, ISBN : 978-2-84597-947-5, 18 x 24cm, 304 pages, 45 €, éditions textuel, paru en 2023.