“Une demi-décision = bordel au carré”. Voilà ce qu’on pouvait lire sur le fichier PowerPoint présenté en ouverture de la séance de réflexion sur les solutions pour l’avenir de la boulangerie, organisée le 9 décembre au siège des Moulins Associés, à Nantes. Étaient présents face à une dizaine d’artisans, des experts en merchandising, des spécialistes de l’énergie ou de la gestion d’entreprise, et des observateurs – professionnels du secteur, représentants d’association ou de média, comme La Toque. L’objectif de cette journée était de prendre du recul sur la conjoncture, d’éclaircir la situation des artisans boulangers quant aux difficultés qu’ils rencontrent, de remettre en question les fonctionnements et les pratiques et d’envisager deux types de solutions : des solutions applicables au plus vite, sans frais ; et d’autres, plus engageantes, allant de l’investissement à la réorganisation de l’entreprise.

Les consignes données plusieurs semaines en amont par son organisateur, Lionel Broillard, responsable de la digitalisation au sein des Moulins Associés et du réseau Artisan boulanger convaincu (ABC), étaient claires : « “On n’a rien à vendre” et les phrases résignées du type “On a toujours fait comme ça” sont proscrites. Ce sont des solutions qu’on vient apporter ! » Le ton était donné en vue d’impulser une réflexion positive.

1. Un pas après l’autre
Un constat : les prix de l’énergie subissent des hausses de 30 % et vont jusqu’à être multipliés par dix, les matières premières connaissent des tarifs exponentiels, les aides sont inadaptées et le calendrier d’impact des contrats, disparate. Par ailleurs, dans une même ville ou un même arrondissement, les contrats d’électricité, les installations et les gestions internes diffèrent. Une question : comment apporter une solution à des artisans dont les profils sont divers ?
Ce jour-là, deux types de propositions se sont détachés : elles ne sont pas présentées ici dans l’ordre où elles se sont succédé, mais répondent à deux questions phares : Avez-vous le plein contrôle de votre entreprise ? Si vous deviez remettre en question vos pratiques, savez-vous quelles économies vous pourriez réaliser ?
Les quatre premiers experts présentés ci-après ont posé des questions presque socratiques, testé de façon empirique des méthodes alternatives de fabrication ou tout simplement posé des mesures de consommation d’énergie.
Contrat énergétique
Emmanuel Delatte, le plus éloigné du secteur de la boulangerie, Chief Data Officer direction TPE et PME chez Engie, a présenté le fonctionnement de la fourniture d’énergie, distinguant transport et distribution d’un côté, production-fourniture et contrôle de l’autre, et a éclairci les raisons de la hausse : celle du poste fourniture, plus précisément, qui n’est pas contrôlé comme peuvent l’être le transport et la distribution.

Ses questions aux artisans :
Connaissez-vous vos besoins en énergie ? Dans quelle mesure maîtrisez-vous votre consommation ? Votre contrat correspond-il à vos besoins réels ?
Les artisans présents ce jour-là reconnaissent ne pas savoir précisément combien leur coûte le dépassement du seuil d’écrêtage ou estiment que la facture reste compliquée à comprendre.
Solutions à envisager au plus vite :
Mesurer ses consommations, connaître ses besoins (questionnaire Engie pour les pros sur https://pro.engie.fr/economies-energie/questionnaire) et remplacer ses équipements anciens pour repartir sur un contrat plus conforme à ses besoins réels.
Recettes
Intervient alors, de manière pertinente et complémentaire, la présentation de Fabrice Guéry, directeur de la recherche et du développement pour Les Moulins Associés. Il détaille quatre productions de baguettes avec des pointages graduels allant de 3 °C et 7 g de levure, à 6 °C et 5 g de levure, 9 °C et 3 g, et 12 °C et 1,5 g. Aucune différence majeure concernant la qualité des produits ; en revanche, une économie liée à la réduction du travail au froid, voire au fait de privilégier le direct. Autrement dit, des équipements consommateurs d’énergie moins sollicités grâce à un usage pondéré des réfrigérateurs corrélé à une cuisson différente de pâtons moins frais amèneraient 5 à 10 % d’économie d’énergie, et ce, sans dégradation de l’offre.

Ses questions aux artisans :
Avez-vous et voulez-vous optimiser vos recettes ? Pourriez-vous en tester de nouvelles avec l’objectif de vous émanciper davantage du matériel trop gourmand en énergie ?
Solutions à envisager au plus vite :
Repenser les recettes, réexploiter les invendus, développer de nouvelles recettes à partir des chutes et des restes. Éviter la cuisson de produits congelés.
Équipement
Jérôme Herbette, représentant la société Bourmaud et des fours Bongard a abordé ensuite le sujet du matériel à la fois performant et moins énergivore. Il s’est aventuré à évoquer le Paneotrad, qui à sa sortie avait fait ruer dans les brancards les artisans, devenant depuis, de facto, l’équipement préféré des supermarchés et des usines, mais qui pourrait susciter désormais l’intérêt d’artisans conscients que le produit fini serait différent d’un produit façonné.

À noter que l’idée d’exploiter davantage la chaleur tombante du four n’a été qu’effleurée faute de mesure du temps de refroidissement d’un tel équipement, les recherches sur la récupération de l’énergie n’en étant qu’à leurs débuts. La réplique d’un artisan, dubitatif à l’idée d’exploiter la chaleur d’un four qu’on éteint, est légitime si cet équipement est programmé pour s’allumer plus tôt afin d’adoucir les premières heures de travail, : un tel usage ne permettant pas d’exploiter la montée en chaleur du four pour des préparations annexes.
Ses questions aux artisans :
Vos équipements sont-ils révisés régulièrement ? Certains ne mériteraient-ils pas d’être remplacés compte tenu de la performance énergétique des derniers modèles (58.630 kWh pour Orion EvO versus plus de 76 k KWh pour des fours âgés d’une trentaine d’années) ?
Solutions à envisager au plus vite :
S’émanciper de son matériel en le révisant (ou en le changeant), en l’utilisant différemment (à de nouveaux horaires, une fois par jour plutôt que deux) ou opter pour l’automatisation (quid, alors, du geste artisanal ?).
Connaissance de son entreprise
Enfin, l’expert-comptable du groupe de travail Benjamin Marchand qui, en passant en dernier a pu balayer les sujets oubliés mais à traiter ultérieurement, a démontré que la conduite du changement implique beaucoup d’éléments à reconsidérer pour un artisan déjà fort affairé. En présentant des factures réelles et un calcul de moyennes de comptes d’exploitation, il a permis de poser des ratios de gestion simples : si le chiffre d’affaires (CA) d’une boulangerie est de 600 k € (il s’agit d’un exemple, le CA moyen des boulangeries en France est de 450 k €) et son taux de marge est de 69 % : les matières premières représentent environ 30 % de ses coûts, la masse salariale près de 45 % (dirigeant(s) inclus), les énergie-consommables 6 % et les charges externes, 15 %. Point noir : 86 % de ces coûts sont liés à des postes sensibles (matières premières, énergie, charges externes, masse salariale).
Ses questions aux artisans :
Dans quelle mesure les achats sont-ils maîtrisés et les coûts de revient optimisés ? Est-ce que les marges sont suffisantes sur les produits et proportionnels à leur volume ?
Solutions à envisager au plus vite :
N’avoir aucune zone d’ombre ni d’incertitude de la fabrication à la gestion des plannings, des achats aux inventaires.
Le comptable est, bien sûr, le soutien indispensable à la gestion de l’entreprise, mais des solutions logicielles peuvent apporter un gain drastique de temps grâce à un tableau de bord consultable par l’artisan rapide à prendre en main.
Un principe bien connu en management a été rappelé par Louis-François Paulin-Thiollier, ex-coach de dirigeants, président de l’association Pain partagé et observateur ce jour-là. Celui de Pareto – aussi appelé loi de Pareto ou loi des 80-20 –, selon lequel environ 80 % des effets sont le produit de 20 % des causes. Autrement dit, les quatre points déjà abordés pourraient constituer les 20 % de bonnes pratiques ayant 80 % de conséquences bénéfiques pour la bonne conduite de son entreprise, et ce, en toutes conditions météorologiques.

2. Data, marketing, merchandising : les nouveaux paramètres
Il peut paraître audacieux de présenter des stratégies de service tertiaire à un secteur secondaire plus technique. Toutefois, pour l’artisanat, le salut repose sur la prise de conscience et la remise en question, seules à même de permettre de reprendre le pouvoir dans un contexte désavantageux. En effet, en réponse aux médias qui dévalorisent la qualité des produits de la boulangerie traditionnelle, à la concurrence des grandes chaînes de boulangerie, à l’absence de législation encadrant les prix ou d’obligation d’indiquer si un même produit est fait maison ou industriel et surgelé (le croissant et son prix plafond psychologique), une communication maîtrisée amènerait les artisans à promouvoir leur travail. Encore faut-il qu’ils acceptent de prendre la main sur le “faire savoir”, là où leur savoir-faire n’est pas à démontrer mais à mettre en lumière. Pour cela, un accompagnement global peut être proposé.
Merchandising
L’artisan a la possibilité, dans un second temps, de s’adosser à un ou une experte en marketing des produits alimentaires, telle que Camille Royer de l’entreprise Ciamciam. En présentant les divers concepts qui fleurissent dans le secteur de la boulangerie et du snacking, elle a rappelé que le merchandising relève de tout sauf du hasard, et représente plutôt une recette d’optimisation : “Le bon produit, au bon endroit, au bon moment, en bonne quantité, au bon prix, fournissant suffisamment d’informations”. Elle a achevé la partie marketing inspirationnel par une démonstration stratégique empruntée à la logique d’aménagement des linéaires de grandes surfaces.

Sa question aux artisans :
Sachant que 76 % des décisions d’achat s’effectuent sur place*, votre espace de vente est-il optimisé à son plein potentiel en cohérence avec votre gamme, les horaires de la journée, votre clientèle et vos concurrents
Solutions à envisager sans frais :
Réaliser un calcul d’indice de sensibilité, qui correspond au pourcentage de marge divisé par la surface de vente. Un indice supérieur à 1 indique la sous-représentation d’un produit dont la marge est intéressante ; à l’inverse, inférieur à 1, il y a surreprésentation d’un produit qui ne rapporte pas assez.
Data
Pour récolter toutes ces informations, nous pensons au tableau Excel, dont les limites n’ont d’égal que la mauvaise maîtrise de l’outil et le manque de rigueur inhérent à son remplissage manuel à des périodicités sauvages. À cela, deux solutions ont été présentées : la première, Synapsy, est une caisse intelligente dotée d’un tableau de bord qui permet de gérer le développement de son chiffre d’affaires (CA). La seconde, Otami, présentée par son CEO, Guillaume Philipson, a été caractérisée comme “un assistant numérique métier” amenant à maîtriser ses achats et ses coûts de revient, avec la promesse d’une augmentation de 30 % de son CA. Tout en présentant son logiciel associé comme source de simplification pour la vie de l’artisan, Nicolas Sieller, dirigeant de Synapsy, a pris soin de définir la notion de data, avec laquelle les artisans vont devoir se familiariser. De la gestion du planning des salariés aux calculs des coûts et de l’optimisation des marges, les artisans présents qui ont signé pour cette solution sont unanimes : « Je ne pourrais plus revenir en arrière ! » ont indiqué Jérémy Jolaine du Fournil du Parc, et Laurent Maeseele à la tête de deux établissements, tous deux installés en Bretagne.

Côté Otami, grâce au contrôle des factures c’est la facilitation du travail d’un comptable humain qui est à la clé. L’accès sans limite aux tarifs, une vision précise des volumes d’achat, la gestion du passage des commandes et des inventaires donnent une meilleure visibilité macro comme micro aux artisans. Il s’agit de mieux piloter ses coûts via un logiciel doté d’une interface la plus pratique, exploitable et interprétable possible, afin d’endiguer toutes failles ou faiblesses qu’un artisan, seul face à trop de tâches administratives, serait susceptible de ne pas identifier.

Questions subsidiaires :
Pouvez-vous passer en mode 2.0 pour avoir une meilleure connaissance du fonctionnement de votre entreprise ? Êtes-vous prêts à investir pour améliorer vos comptes et vous libérer du temps ?
Solutions à envisager en investissant :
Souscrire à une solution, voire à plusieurs et accepter que la technologie se mette au service d’une optimisation de vos coûts et de votre temps afin de vous consacrer à ce que vous faites de mieux, voire de vous accorder plus de temps personnel.
Expérience boutique
Pour terminer le tour d’horizon des experts, c’est l’architecte designeuse de B. Concept, Élise Bouvet, qui a rappelé que l’agencement de la boulangerie et son identité sont les premiers messages comme souvenirs laissés au client : soigner l’expérience en boutique est fondamental. Sans occulter le danger lié aux grandes chaînes, qui tendent à séduire la clientèle davantage pour leur praticité que par la qualité de leurs produits, elle a challengé un modèle vendéen de boulangerie en libre-service. Une organisation qui permet d’alléger la masse salariale en déléguant l’ensachage au client avec une seule vendeuse présente en magasin.
C’est toutefois en résonance avec les concepts de merchandising, autrement dit en favorisant la transparence et l’identité, que l’artisan a, selon elle, sa carte à jouer dans le contexte actuel. À partir de ces bases-là, il peut envisager la proposition supplémentaire d’un lieu tiers, avec des places assises, par exemple, ou une ambiance marquée. Un point d’alerte cependant : le coût de la surface morte corrélé à celui, en hausse, de l’immobilier et des matériaux (+ 15 à 20 % pour les frais liés à des travaux) font que celle-ci n’est pas rentable.

Ses questions aux artisans :
Votre établissement a-t-il une identité forte, et cette dernière est-elle exploitée par rapport à votre concurrence ?
Solutions à envisager au plus vite :
S’inspirer de ce qui se fait ailleurs, connaître sa zone de chalandise et ses concurrents et s’appuyer sur un spécialiste de l’aménagement de boutiques peut améliorer, a minima, la circulation de la clientèle, la mise en valeur des produits ainsi que l’ambiance.
En conclusion
Certains aspects non abordés seront examinés lors de prochains rendez-vous, comme les ressources humaines ou le phygital. Toutefois, ce qui est ressorti de cette rencontre est qu’il incombe à l’artisan de balayer les zones d’ombre, les points de friction et les faiblesses de gestion de son entreprise, avec la volonté de remettre en question le statu quo : autant de belles surprises sont à la clé que de points d’amélioration seront envisagés positivement. Il est attendu, malgré tout, que les équipementiers proposent moins des recettes prêtes à l’emploi que des solutions facilitant le travail en optimisant tout ce qui peut l’être, dimension environnementale (économies d’énergie ou recyclage de celle-ci) comprise. En période de crise, des aides à la rénovation énergétique seraient d’une grande pertinence, tant pour les bâtiments et les installations que pour le remplacement des équipements. Dans un monde qui se révolutionne rapidement, il est de la responsabilité de chacun d’évaluer la pérennité de ses fondamentaux, quitte à revenir à des pratiques anciennes ou à accepter que ses méthodes évoluent.
Il serait par ailleurs paradoxal de devoir souscrire à des solutions complémentaires pour simplifier un travail administratif trop complexe. L’intelligence artificielle est au service de l’intelligence humaine, elle accélère les flux d’informations, les synthétise afin d’apporter toujours plus de confort au quotidien. Les métiers artisanaux peuvent encore prendre ce train en marche plutôt que de rester à quai. C’est le moment de reprendre la main, de s’approprier les solutions applicables après avoir révisé les fondamentaux des recettes du succès. La prospérité des entreprises en dépend. Lionel Broillard a terminé ainsi : « Au travers de cette journée, nous avons pu démontrer qu’il était possible d’aller chercher un volume de marge conséquent, sans en conclure pour autant que seule une augmentation des prix de vente était le remède aux augmentations subies par les artisans.»