La France fait partie des dix nations ayant les rendements de blé tendre d’hiver les plus élevés du monde, selon des données de l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de 1961 à 2019. Notre pays se distingue des premiers (dans l’ordre : Irlande, Pays-Bas, Belgique, Nouvelle-Zélande, Danemark et Royaume-Uni), par une grande proportion de blé de qualité meunière. Cependant, les statistiques de la FAO montrent également que les rendements ont tendance à stagner depuis le début des années 90.
« Si leur progression avait suivi la tendance 1955-1989, ils seraient aujourd’hui supérieurs de quatorze quintaux par hectare [q/ha] », analyse François Beauvais, docteur en géographie spécialisé en climatologie et géographie agricole, lauréat du prix Gérard Beltrando, dans sa thèse publiée en 2022*. Cela représente un manque de près de 20 % du potentiel de production national, sachant que la productivité française moyenne est de 77,5 q/ha.

En outre, les rendements ne se contentent pas de stagner. Ils deviennent de plus en plus volatils d’une année à l’autre. « Alors que nous faisions autrefois une mauvaise moisson tous les quatre ou cinq ans, nous en connaissons désormais deux à trois. Cela pose tout un tas de questions, notamment dans notre ligne d’investissement et dans notre organisation », déclarait récemment en assemblée générale le président de la coopérative de Creully dans le Calvados, située dans une région pourtant réputée pour la régularité de sa production, grâce à ses sols profonds et à sa pluviométrie favorable.
Pour expliquer cette pression sur les rendements du blé en France, « la cause la plus probable semble d’abord être climatique », explique François Beauvais. Il constate notamment une hausse des déficits hydriques dans les bassins de production français au cours de la montaison du blé (avril-mai). Il en va de même pour le nombre de jours d’échaudage lors de la période de remplissage des grains (juin).
Élévation des températures en hiver
Parmi les impacts du changement climatique sur la culture du blé tendre, le géographe mentionne également l’effet pénalisant de l’élévation des températures hivernales, avec une plus grande prédisposition aux maladies. Les cycles végétatifs sont également accélérés « avec un risque de gel d’épis pour les variétés précoces ». Le risque de pluie au moment des moissons se trouve également accru, ce qui peut perturber les travaux de récolte et la qualité.

En 2016, la France a engrangé l’une de ses pires récoltes de la décennie, du fait d’un moindre ensoleillement qui a pénalisé la photosynthèse du blé. Un tel déficit a d’ailleurs été remarqué en France au cours des mois d’avril et mai 2023 par l’agroclimatologue Serge Zaka, sans qu’on en connaisse l’incidence réelle sur les rendements de la récolte à venir.
La culture du blé en France est par ailleurs amenée à continuer à subir le dérèglement climatique, avec une hausse possible de la température moyenne de 4 °C d’ici à 2100, telle que l’anticipe le deuxième plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC-2).
Selon François Beauvais, d’ici à 2070-2100, les menaces les plus importantes sur les rendements concernent l’échaudage, c’est-à-dire des températures élevées pénalisantes au mois de juin lors du remplissage des grains. « À long terme, l’année moyenne connaîtrait un nombre de jours d’échaudage thermique largement supérieur au cumul observé lors des années extrêmes de la période actuelle, explique-t-il. Une année sur quatre rencontrerait un déficit hydrique supérieur à celui de la grande sécheresse de 1976. […] En revanche, le risque associé aux températures négatives dépassant le seuil de - 10 °C en hiver (au stade tallage du blé) ne devrait plus survenir, tout comme les basses températures au mois de mai (au stade clé de la méiose du blé). » Selon le géographe, il conviendra de trouver des variétés alternatives, c’est-à-dire nécessitant moins de jours de vernalisation (froid), telles celles déjà semées dans le sud de la France. D’ici à 2070-2100, « un rayonnement solaire en hausse aux périodes clés serait favorable au rendement, à condition que la réserve en eau du sol soit suffisante », poursuit-il.

L’eau, un enjeu majeur
Le sujet de la réserve en eau des sols est capital. La culture du blé débute à l’automne et se termine en été. Cela inclut les périodes automnale et hivernale de recharge du sol en eau. Plus le sol présente une “réserve utile” en eau importante et plus la culture a des chances de terminer son cycle avec un bon potentiel en cas de sécheresse. La résilience des cultures de blé sur ce point a ainsi été illustrée en France au cours du manque exceptionnel de précipitations vécu en 2022, avec un niveau de production national qui a été finalement préservé.
Cependant, les sols ne sont pas tous égaux face à la sécheresse. Dans un secteur aussi réduit que la plaine de Caen (Calvados), les terres profondes peuvent fournir 200 mm de réserve utile, tandis que les sols plus superficiels et caillouteux n’en assurent que 30 mm. En 2022, les terres limoneuses et profondes du quart nord-ouest de la France ont ainsi eu un très bon niveau de rendement malgré la sécheresse, contrairement aux régions plus méridionales.
François Beauvais estime donc qu’à horizon 2070-2100, la culture du blé devrait encore avoir de l’avenir, notamment dans les secteurs favorisés par des sols profonds. « Dans l’optique d’une augmentation de la population mondiale à dix milliards de personnes d’ici à 2050, nous supposons que la demande en blé tendre pourrait rester importante alors même que les rendements stagnent dans plusieurs régions du globe. De ce fait, cet élément pourrait garantir la rentabilité des systèmes d’exploitation des plaines des grands pays producteurs », pointe-t-il. D’autant plus qu’il reste de nombreux leviers d’adaptation. Des variétés tolérantes aux sécheresses existent, et les mécanismes en jeu sont de mieux en mieux compris. Les enjeux de la recherche consistent aujourd’hui à adapter ces variétés aux conditions françaises pour qu’elles aient des niveaux de rendement correspondant aux attentes des agriculteurs français. La science des sols est également en pleine effervescence. Les découvertes futures dans le domaine pourraient permettre de déplafonner plusieurs facteurs limitants liés au sol, comme l’accès à l’eau et aux nutriments.
* Beauvais F. Approches géographiques et agro-climatologiques des conséquences du changement climatique sur l’agrosystème céréalier de Normandie : constat et étude d’impact prospective appliqués au blé tendre d’hiver. [Thèse de doctorat] Université de Caen Normandie; 2021.