Produire des variétés à la fois économes en produits de synthèse et productives. Cela afin de ménager un revenu pour les agriculteurs et de préserver la qualité de l’environnement et de l’alimentation à un coût raisonnable pour les consommateurs et la société civile. Tel est l’un des plus grands défis qui se pose aujourd’hui à la création variétale de blé.
En effet, les effets non intentionnels négatifs de l’utilisation des intrants de synthèse en agriculture sont toujours plus documentés et dénoncés. En outre, le secteur agricole européen est soumis à la feuille de route Farm to Fork, qui vise de fortes réductions de l’utilisation desdits produits. Pour y parvenir, il est programmé pour 2030 une hausse de la couverture de l’agriculture biologique à 25 % du total des surfaces agricoles de l’Union européenne (18 % en France contre 10,7 % effectifs en 2022). Il est également attendu à cette échéance une baisse de 50 % des pertes de nutriments fertilisants et une réduction de 20 % du recours aux engrais de synthèse.

Dans cette transition, il devient dès lors assez urgent de développer des cultivars moins dépendants de la chimie. Sans variétés adaptées « on continuera de demander aux agriculteurs de danser Le Lac des cygnes avec des bottes », comme l’image si bien Marc-André Selosse, microbiologiste professeur au Muséum national d’histoire naturelle et membre du conseil scientifique de l’association Pour une agriculture du vivant (PADV).
Changer de perspectives
L’idéal type de la plante de blé (l’idéotype) mérite ainsi d’être redéfini auprès des sélectionneurs, comme l’exposait l’agronome agriculteur et professeur d’université belge Alain Peeters lors de la journée technique Céréales sur sols vivants de PADV. Selon lui, une variété idéale de blé doit aujourd’hui répondre à des objectifs plus complexes que le rendement, comprenant notamment la capacité à couvrir rapidement le sol et à croître (pailles hautes) pour concurrencer les plantes indésirables. La résistance aux maladies et aux ravageurs doit aussi être favorisée, de même que la production de racines étalées et profondes et, si possible, la faculté à susciter des symbioses bénéfiques avec les champignons du sol (mycorhizes). Tout cela en préservant les qualités meunières et boulangères des farines.
Les variétés anciennes de blé correspondent assez bien à cet idéotype. Les programmes de sélection paysanne participative s’appuient d’ailleurs sur ces réservoirs de génétique. Cependant, de telles initiatives présentent plusieurs limites. Les variétés paysannes ne sont pas adaptées aux process de panification de la plupart des boulangeries actuelles, comme le relève Alan Peeters. En outre, les rendements restent faibles, ce qui est limitant lorsqu’il s’agit d’encourager la production dans des secteurs de terres à fort potentiel. Ces initiatives semblent donc en l’état actuel condamnées aux marchés de niche.
Des schémas de sélection adaptés
L’attente de variétés à la fois frugales et productives n’est pas anodine pour le secteur de la sélection variétale. Le comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées, qui a en charge la gestion du catalogue officiel des espèces et variétés, a d’ailleurs lui-même pointé dans son rapport de 2021 la nécessité de choisir « dans les conditions de l’agroécologie » les variétés adaptées aux pratiques écologiques.
Il ne s’agit donc plus de juger les plantes dans un milieu protégé par la chimie et nourri par des engrais de synthèse. Au contraire, la sélection doit se faire dans un milieu où leurs qualités de compétition ou de symbioses peuvent le mieux s’exprimer.
Il est aujourd’hui, par exemple, bien documenté que certaines souches de blé ont des propriétés désherbantes, à travers la sécrétion de substances allélopathiques dans les sols. Mais ces propriétés, de fort intérêt écologique, sont invisibles et impossibles à déterminer dans des parcelles d’essai où les mauvaises herbes sont détruites chimiquement. En revanche, sélectionner les variétés dans des conditions induisant des stress pour les plantes pose le problème des nombreux biais que cela introduit.
Il s’agira donc d’être encore plus rigoureux dans la mise en place des essais variétaux, d’adapter les protocoleset, pourquoi pas, de tester les variétés sur de grandes bandes plutôt que sur les traditionnelles microparcelles. Cela permettrait notamment de les sélectionner sur des caractères diffus, comme la capacité à former des réseaux de mycorhizes dans les sols ou à recruter et à partager des microbes utiles sur les feuilles. Paradoxalement,ce type de travaux nécessitent une approche très “haut de gamme” et coûteuse alors même que les moyens qui leur sont consacrés sont limités.

Retour sur investissement
En plus des difficultés techniques, le financement est l’un des principaux points d’achoppement.Un programme de sélection variétal sérieux mobilise environ 100 000 € par an et il faut dix à quinze ans pour créer une nouvelle variété. La rentabilité de la recherche conventionnelle sur le blé est déjà mise à mal, avec un certain désintéressement de la part des sélectionneurs. La possibilité pour les agriculteurs de semer leurs propres récoltes n’y étant sans doute pas étrangère.
Dans le cadre d’une sélection “écologique”, le frein additionnel est celui de la taille du marché, qui rend encore plus difficile le retour sur investissement ; sachant qu'en 2022 en grandes cultures, seules 6 % des surfaces de céréales étaient conduites en Agriculture Biologique en France*.
Ainsi, il n’existe pas de recherches financées par les firmes pour produire des variétés dans le cadre de programmes 100 % biologiques. Aujourd’hui, les variétés bio inscrites au catalogue officiel des semences sont constituées du “sous-produit” de la sélection conventionnelle. Ce sont des variétés qui montrent des aptitudes en bio mais qui n’ont pas été sélectionnées spécifiquement pour cela.
Les agriculteurs bio ont par ailleurs tendance à produire leurs propres semences, l’autonomie de la ferme faisant partie de l’esprit fondateur de ces filières, inscrit dans le cahier des charges pour la partie liée à l’utilisation des intrants. Il est donc difficile d’engager une sélection variétale lourde et coûteuse dans cette direction.
Mobiliser le savoir-faire
Dans cette recherche d’un nouveau modèle de sélection, reste donc à résoudre l’épineuse question du financement. Comme pour de nombreuses innovations, le coût sera certainement élevé au départ, avec probablement par la suite des économies du fait du “recyclage” et de la rationalisation des protocoles. Du côté des compétences, la France dispose en tout cas d’un écosystème très favorable à la recherche et à l’innovation variétale. Notre pays est très régulièrement classé numéro un de l’exportation de semences dans le monde, devant les États-Unis et des Pays-Bas.
* En comptant les surfaces en conversion, en 2022, selon l’agence Bio et les organismes certificateurs. www.agencebio.org/vos-outils/les-chiffres-cles/observatoire-de-la-production-bio/observatoire-de-la-production-bio-nationale/