Le “goût de cacao” n’existe pas. Non que le cacao n’ait aucun goût. Mais, « comme le vin, il présente une complexité aromatique : il peut avoir des notes de fleurs, de fruits, de céréales…, développe Emmanuel Ruas, cofondateur de la manufacture de chocolat Barre Clandestine, à Gallargues-le-Montueux (Gard). Ses arômes varient selon le terroir et le millésime. Cette complexité peut être masquée par les différentes étapes de transformation, ce qui entretient la croyance que le chocolat a un goût uniforme. Ici, nous cherchons plutôt à ouvrir le champ des possibles ; mais c’est clivant : nos chocolats ne plaisent pas à tous ! »
Il a rencontré son associée, Émilie Palisson, lors d’une formation au chocolat bean-to-bar effectuée auprès de Corinne Maeght en 2021. D’autres formations, un stage auprès d’un fabricant en Italie, et de nombreuses lectures et expérimentations, les ont fait progresser dans la maîtrise de l’or brun. « Moins d’un an plus tard, nous avions toutes les clés pour nous lancer », témoigne Émilie Palisson.
Tous deux ont abandonné une carrière confortable pour vivre de leur passion. « Nous avons tout lâché : pas pour faire un chocolat moyen mais pour viser l’excellence gastronomique, insiste Emmanuel. Nous importons les fèves de loin : autant les sublimer. »
Une fève “au goût de cognac”
Vu sa production modeste (1 tonne en 2022 ; 1,5 tonne prévue en 2023), l’entreprise se concentre sur quatre origines, aux profils aromatiques bien distincts : Tanzanie, Belize et deux terroirs péruviens.
Barre Clandestine travaille avec deux sourceurs de cacao qui se fournissent dans des plantations bio, en agroforesterie et relevant du commerce équitable. «Mais une fève a beau avoir tous les labels, le goût prime, tranche l’artisan. Nous les goûtons toutes à l’aveugle et en rejetons beaucoup, qui avaient pourtant tout pour plaire sur le papier. » Il plonge la main dans un sac de fèves péruviennes « en édition limitée », en croque une. « C’est incroyable : elle a un goût de cognac, s’enthousiasme-t-il. Crue, elle présente déjà une douceur et une complexité inhabituelles. Avec le bon profil de torréfaction et la bonne dose de sucre, elle donnera quelque chose d’extra ! »
Les fèves arrivent entières, triées, fermentées et séchées. « Nous les re-trions à la main, car la moindre fissure fausse la torréfaction », explique Émilie. Ce traitement de luxe serait impossible dans une production industrielle. « Quand on importe des centaines de tonnes de fèves, on ne peut pas exiger la même qualité, et encore moins re-trier, observe Emmanuel. Il faut donc souvent pousser la torréfaction pour gérer les risques sanitaires, et ajouter de la vanille afin de corriger l’amertume.»
Deux ingrédients
Chez Barre clandestine, où l’objectif est de sublimer le produit, les chocolats noirs comportent seulement deux ingrédients : des fèves et du sucre. Alors pas question de rater la torréfaction. «Pour chaque lot de fèves, nous testons différentes températures et durées afin de déterminer le profil qui laissera le mieux s’exprimer leurs arômes », explique Émilie. Les fèves torréfiées sont ensuite épluchées, concassées, puis broyées avant le conchage.
Pendant deux à trois jours (moins pour le chocolat au lait), le frottement de deux roues en granit va fluidifier la pâte et faire monter la température. «Le développement des arômes suit une courbe sinusoïdale. Il faut donc stopper cette étape au bon moment, souligne Émilie. Le sucre étant un fixateur de goût, nous l’ajoutons après une dizaine d’heures : l’acide acétique résiduel s’est évaporé, mais pas les arômes subtils.» Pour leurs tablettes de “noir lacté” à 13 % de lait, c’est aussi le moment d’ajouter la poudre de lait, légèrement torréfiée en vue de révéler des notes de caramel. Dans une version végétale tout aussi onctueuse, le lait de vache laisse la place à de la crème de cajou, réalisée avec des noix de cajou torréfiées.
Après le conchage, la masse de chocolat est coulée en gros blocs. S’ensuivent trois semaines minimum de maturation pour stabiliser les arômes. Dernière étape : le tempérage selon une courbe de température précise, propre à chaque lot de fèves, afin d’obtenir un chocolat lisse et brillant.
Chaque tablette est emballée à la main dans un bel étui cartonné. « Nous y glissons une fiche pour guider la dégustation car chaque fève a une histoire particulière, explique Emmanuel. Mais cet emballage coûte presque autant que le chocolat. » D’où un dilemme pour lui, qui aimerait être plus démocratique au niveau des prix (et plus écologique) : peut-on réduire l’emballage sans sacrifier l’élégance de la présentation ?
Les tablettes de 60 g sont vendues 8 €. « C’est cher, admet l’artisan. Mais ce sont les chocolats des grandes surfaces qui sont anormalement peu chers… Ce produit qui vient de loin doit être traité dans toute sa noblesse, en respectant chaque maillon de la chaîne. Pour nous, qui payons nos fèves six fois le prix du marché, seul un positionnement haut de gamme est cohérent. Et nous n’incitons pas à en manger une tablette par jour ! Notre chocolat, d’ailleurs, n’est pas addictif, comme le serait un chocolat très sucré. »