Plus jeune chef du Crillon, où il a introduit les desserts à l'assiette, professionnel innovateur soucieux de transmission, auteur de plusieurs ouvrages de recettes qui font référence : à 57 ans, Christophe Felder a exploré avec talent toutes les facettes du métier de pâtissier. Passionné depuis toujours, il en parle sans concession.
La Toque Magazine : Quelle est selon vous l’évolution la plus marquante du métier ?
Christophe Felder : Depuis une dizaine d’années, on voit beaucoup de formations de longue durée, avec toute une nouvelle clientèle de gens qui changent de métier. Moi, ça m’inquiète toujours quand je vois des gens de 40 ans qui veulent se reconvertir dans la pâtisserie. Alors ça fait marcher le business, ça fait marcher la vente des livres, les écoles privées qui facturent des formations à 10 000 euros l’année. Je crois que même Pôle emploi en finance une partie. Mais à la sortie, on se demande où ils sont ces futurs pâtissiers…
La pâtisserie à côté comme passion quand on a un métier de base, oui, mais en faire sa profession, on ne peut pas dire que c’est facile. Ces gens en reconversion, ils ont fait des études, ils ont exercé dans d’autres branches — souvent le marketing, pourquoi, je ne sais pas. Ils travaillaient derrière leur ordinateur et, le week-end, pour se détendre, ils faisaient des gâteaux. À un moment donné, ils décident de se lancer dans le métier : c’est de l’inconscience.
Nous [Christophe Felder est propriétaire avec le pâtissier Camille Lesecq de l’enseigne Les pÂtissiers à Mutzig, en Alsace, NDLR], on a une trentaine de salariés et de temps en temps des personnes en reconversion, mais bon, elles sont assez vite fatiguées. Parce que la pâtisserie est constituée de tâches éprouvantes : il ne s’agit pas de faire deux gâteaux chez soi ou des macarons pendant cinq heures… Ce sont des métiers où il faut y aller. On ne peut pas être à moitié dedans, même en étant bien structuré.
LTM : Vous dites cela mais vous êtes propriétaire d’une pâtisserie, vous éditez des livres, vous êtes consultant, vous avez ouvert une école…
C.F. : Mais moi, ce n’est pas venu en trois jours ! Déjà, à l’âge de 11-12 ans, ma mère me faisait nettoyer les moules à cake le mercredi après-midi au lieu de me laisser aller jouer au foot [son père était boulanger-pâtissier en Alsace, NDLR]. Je suis un peu né là-dedans. Il y a beaucoup de pâtissiers dont les parents étaient dans le métier, nous avons connu ça depuis toujours, nous n’avons pas fait de longues études donc nous nous en sommes un peu sortis par le travail.
J’ai débuté à 15 ans. De 23 à 38 ans, j’étais chef pâtissier au Crillon [palace donnant sur la place de la Concorde à Paris, NDLR] et, le week-end, je faisais des extras. J’ai eu trois enfants, ma femme a arrêté de travailler et c’est elle qui s’en est occupée.
Ce n’est pas uniquement moi, tous les chefs un peu connus ont quasiment le même cursus. Ils ont mis dix ans à comprendre leur métier et, une fois qu’ils l’ont compris, ils s’expriment. Mais ce sont des professionnels, ils ne lâchent pas, ils consacrent leur vie à ça.
En fait, il faut consacrer du temps aux choses et ensuite ça marche. Mais on ne peut pas tout faire, tout réussir. Les reconversions, ce sont souvent des gens qui veulent apprendre en deux ans ce qu’on apprend en dix. Donc ils posent énormément de questions ; ils veulent tout voir — alors que ce n’est pas la peine de tout voir, de tout connaître – et, en plus, ils veulent communiquer. À un moment donné, ça explose en vol.

J’en ai encore parlé hier soir à quelqu’un qui me demandait : “Ma nièce veut absolument vous rencontrer, elle a 38 ans, est-ce qu’elle pourrait venir chez vous en stage ?” Je lui dis : “Oui, pour un stage, il n’y a pas de problème.” “Elle veut se lancer dans la pâtisserie”. À 25 ans, ça passe encore, mais à 38, sans porter de jugement, c’est de la folie.
LTM : Vous embauchez pourtant des gens en reconversion
C.F. : L’année dernière, nous avions deux personnes en reconversion et ça a été compliqué. Elles sont bien, elles paraissent très bien et, au bout d’un mois, elles commencent à polémiquer parce que socialement elles trouvent que ce n’est pas assez ci, pas assez ça.
J’ai l’exemple d’un agent immobilier qui avait arrêté son activité. Nous l’avons eu six mois. Vous savez, quand vous avez tenu une agence immobilière où vous gagniez 10 000 euros sur la vente d’un appartement et qu’après vous exercez un travail où il vous est demandé d’aller plus vite, de faire ça mieux, et que vous gagnez 1 300 euros, il y a un petit problème.
En plus, ce sont des professions où, même quand vous avez deux ou trois boutiques, il faut bien gérer pour que ce soit rentable — si vous faites de la qualité, je ne parle pas de ceux qui achètent des produits tout faits, c’est autre chose.
Alors, ces personnes en reconversion font des labos — leur truc maintenant, c’est de faire des labos — elles achètent du matériel, elles contractent des prêts, prennent des commandes… Souvent, elles démarrent en fabriquant des gâteaux pour leur entourage, ce n’est pas déclaré, et après ça monte en puissance : elles se font aider par leur conjoint, par leurs enfants. Au bout de quatre ans, elles ont travaillé des heures et des heures, pour gagner finalement pas grand-chose. Quand on voit les vrais artisans, des boulangers qui se lèvent à deux ou trois heures du matin pendant quarante ans, comme mon père ou d’autres… Ces gens qui veulent vite être reconnus réalisent avec les années que ce sont des métiers difficiles.
Encore la dernière fois, à Grenoble, j’ai rencontré par hasard à un salon une personne qui ne m’avait pas écouté, quatre ans plus tôt. Elle était avec son mari et elle est venue s’excuser de ne pas l’avoir fait : “Vous me l’aviez dit Monsieur Felder, mais je ne me rendais pas compte que c’était aussi difficile.” Je lui ai demandé combien elle avait gagné, elle m’a répondu : “500 ou 600 euros par mois”.
Vous savez, tout le monde pose des questions mais personne ne veut entendre la vérité. Ils veulent qu’on les conforte dans leurs choix. Après on le voit, sur cinquante ans, les professionnels qui tiennent, que ce soit en restauration ou en pâtisserie, ce sont quand même des gens de métier. Alors, bien sûr, il y a une ou deux personnes qui vont réussir, mais il faut leur dire que ce n’est pas facile.
LTM : Pourquoi cet engouement du grand public pour la pâtisserie selon vous ?
C.F. : C’est venu avec les émissions de télévision. Quand vous êtes à une émission c’est arrangé, c’est de la télé. Les gens regardent, et ça leur donne envie. Profondément, je pense qu’ils ont besoin d’une forme de reconnaissance — ce qui ne va d’ailleurs pas du tout avec la noblesse du métier de pâtissier. Mais ça fait marcher le business de la formation en France, qui est un business énorme. Je ne sais pas combien de millions d’euros ça représente…
Avant les émissions de télévision, il y avait très peu de demandes de reconversion, ou de la part d’étrangers. Au Crillon on avait plein d’étrangers en stage, du Cordon Bleu, notamment.
J’ai des copains propriétaires d’écoles professionnelles qui disaient : “Moi je ne ferai pas de formations pour le grand public”. Mais depuis quelques années, je vois que, tiens, ils proposent une session grand public, ou une formation longue durée. Pourquoi ? Parce que ça vaut le coup financièrement et que les professionnels ont moins le temps d’aller en formation.
LTM : Que diriez-vous à quelqu’un qui souhaite devenir pâtissier ?
C.F. : L’idéal, c’est de commencer jeune, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’apprendre à faire deux ou trois gâteaux le samedi, c’est toute une vie à consacrer à un métier, six jours sur sept, pendant des années, et plutôt au minimum dix heures par jour.
Les boulangers-pâtissiers qui ont des boutiques qui tournent ont souvent commencé à 15, 16, 17 ans. La pâtisserie, c’est un sacerdoce, c’est tout le temps. À partir de mi-octobre et jusqu’à fin janvier, vous travaillez sans arrêt, avec un jour ou un jour et demi de repos mais sinon, c’est à fond, comme un sportif de haut niveau.
On n’apprend pas un métier dans une école — je parle pour la pâtisserie. Quand vous rentrez dans une entreprise de pointe, vous êtes beaucoup mieux formés que dans une école, où vous allez apprendre de tout mais pas précisément à bien faire un produit.
Regardez les écoles hôtelières, depuis vingt ou trente ans en France, combien ont ouvert ? C’est énorme. Pourtant, demandez aux restaurateurs — et pas qu’à Paris — s’ils arrivent à recruter du personnel : ils ne trouvent pas un cuisinier. Il y a énormément d’étudiants, quantité de parents qui envoient leurs enfants à l’école mais, à la sortie, ils ne veulent pas bosser, faire des horaires en coupure comme en cuisine, des saisons… C’est pour ça que dans les boulangeries-pâtisseries aujourd’hui, on trouve beaucoup de produits semi-finis, et que les artisans ont de grandes difficultés à recruter.
LTM : Comment vient-on se former chez vous ?
C.F. : Trouver des jeunes pâtissiers, ce n’est pas simple. Nous, on a un peu de chance. Déjà, on recrute dès la troisième. Nous avions repris quand nous sommes arrivés en Alsace il y a dix ans, les stages de troisième. Du coup, Camille repère s’il y en a un ou deux qui sont bien, bien dans leur tête, et quand ils reviennent demander pour faire un apprentissage, nous les prenons.
Chez nous, l’apprentissage c’est 35/40 heures par semaine. Nous ne les faisons pas travailler le dimanche. Comme je connais un peu ce monde-là je dis : on les protège et avec les années, naturellement, s’ils sont contents, s’ils sont bien, ils devraient avoir envie d’eux-mêmes de venir bosser le dimanche quand il y a besoin, même si c’est payé en heures supplémentaires.
On les forme à partir de 15-16 ans, donc à 20 ans ils sont déjà très bons, ils ont cinq ans de travail derrière eux en ayant franchi toutes les étapes. Quand ils arrivent à 25 ans ils sont assez solides. Nous en avons un chez Patrick Roger ; Camille a travaillé avec Maxime Frédéric, Cédric Grolet : tous des gens qui ont commencé assez tôt et qui consacrent leur vie à ça.
En ce moment nous avons une jeune fille de 17 ans, ça fait deux ans qu’elle est là, elle est top. Déjà elle est là tous les matins à l’heure — vous savez il faut être là à 5 heures le samedi et de temps en temps le dimanche aussi…
LTM : Votre activité principale, aujourd’hui, c’est plutôt la pâtisserie, les livres… ?
C.F. : Je fais du conseil depuis maintenant quinze ans. Je ne dépends pas financièrement de la pâtisserie pour vivre. J’ai aussi investi dans l’hôtellerie avec des amis d’enfance. Après, il y a un peu les livres, mais c’est secondaire.
Les livres, c’est un peu venu par hasard. Je fais tout de A à Z : je fabrique les gâteaux, j’écris les recettes. Les gens sont addicts parce qu’ils savent qu’elles fonctionnent. En fait, un livre de recettes, vous prenez un livre, vous faites la recette, il faut que ça fonctionne. Mais pour arriver à ce résultat, ça prend un peu de temps. De janvier à juin, je ne fais quasiment que ça.
LTM : Votre dernière émotion culinaire ?
C.F. : Le dernier plat qui m’a ému ? C’est peut-être un pâté en croûte chez Joseph Viola, à Lyon [Meilleur ouvrier de France, propriétaire de trois bouchons lyonnais Daniel & Denise, NDLR] où nous sommes allés avec Camille quand nous y étions pour le Sirha [organisé du 19 au 23 janvier dernier, NDLR]. C’est un restaurant comme on aime, un vrai bistrot de qualité. D’ailleurs, Viola, c’est un vrai artisan. Si j’étais cuisinier, j’irais bosser chez lui. Mais bon, c’est trop tard pour ça !
