Allumés depuis 2 h 30 du matin, les deux foyers du four à bois crépitent. Derrière les portes de la chambre de cuisson, deux gueulards crachent des flammes puissantes. Ils chauffent la voûte et la sole de 10 m2 de l’un des plus grands fours de ce type récemment construit en Europe. Nous sommes en Belgique, à Charleroi, à 60 km au sud de Bruxelles. Le bâtiment qui abrite tout celan’est pas récent. On y réparait autrefois des locomotives véhiculant du charbon. « Quand cette industrie a décliné jusqu’à s’arrêter, toute la région a beaucoup souffert », explique le Français Luc Boulet. Dans l’atelier réhabilité tourne, depuis l’automne 2022, la manufacture Les Épis Sauvages, un site de production artisanale XXL.

Huit tonnes moulues par mois
Luc Boulet est issu d’une lignée de boulangers et a été responsable pédagogique de l’Institut national de la boulangerie-pâtisserie (INBP) à Rouen. Pour ce projet, il s’est entouré d’une équipe de quatre boulangers — Romain, Yohann, Lucas et Corentin. Ils fabriquent, sur 500 m2, des pains et viennoiseries au levain, des biscuits et gâteaux de voyage au beurre fermier.

Les blés, moulus sur place dans deux moulins Astrié, « qui roulent les grains sans les déstructurer », sont aussi issus de fermes. «Pour moudre six tonnes de farine par mois, nous rentrons sept à huit tonnes de céréales. Un blé de population (dix-sept variétés mélangées), un grand épeautre, un engrain et du seigle, tous cultivés dans le nord de la France par Initiatives Paysannes — un groupe d’une quarantaine de céréaliculteurs qui pratiquent une agriculture régénératrice des sols», précise le boulanger entrepreneur.
Ce projet un peu fou d’une manufacture autour des blés anciens est le fruit d’une rencontre. Luc Boulet, qui a créé de nombreuses boulangeries dans le monde — notamment avec Éric Kayser – est sollicité par Natacha Blanchart et Georgios Maïllis : le couple belge s’implique dans le devenir de Charleroi. Les trois s’associent en 2019, faisant le pari de produire une alimentation vertueuse, pour les humains et pour la terre.
Pour les enfants et les anciens
Deux boutiques avec tea-room Les Levures sauvages ont ouvert à Uccle et Montigny-le-Tilleul, des communes belges dont les habitants ont un pouvoir d’achat élevé. Les pains denses, parfumés et nourrissants, y rencontrent une certaine clientèle et font parler ceux qui ne connaissaient pas encore.

« Une troisième boutique ouvrira en juin à Villers-la-Ville ; et nous nous rapprochons de la restauration collective afin de proposer nos pains lors des repas des écoles et des hôpitaux », complète Luc Boulet. Le trio est en contact avec l’intercommunale de santé publique du Pays de Charleroi, qui regroupe les quatre hôpitaux de Charleroi, trois maisons de repos et de soins, sept crèches, ainsi qu’un pôle enfance et adolescence.

Ce matin, Corentin est au four. Il démarre dans le métier et est le seul boulanger belge de la bande. Yoann supervise ses gestes et son timing. Originaire d’Alsace, ce dernier est multicasquettes. Il s’est formé à Aurillac (Cantal) puis, à Marseille, a participé à lancer Les Bonnes Graines. Il a appris le tourage à l’INBP et la meunerie chez Pierre Ragot, Maison Saint-Honoré. Il est l’acolyte de confiance de Romain Devin, le responsable d’atelier formé par Luc Boulet. L’équipe ne serait pas complète sans Lucas, 19 ans, passé par les Compagnons du devoir de Nîmes et de Bordeaux. Un passionné très doué, selon Luc Boulet : « Il a, dès ses débuts dans le métier, travaillé au levain des farines de blés anciens. Il a un sens inné de ces pâtes », se réjouit-il.
Au tapis et à la pelle
Le four est à la bonne température. Il faut vite enfourner pour profiter de la chaleur qui va décroître. Sans attendre, Corentin va chercher le chariot qui attend depuis la veille dans la chambre de fermentation. Celle-ci a une porte côté labo et une seconde ouverture côté four. Malin. Avec l’aide de Yoann, les bannetons sont retournés avec soin sur le tapis.


« Incline davantage ta lame », indique l’artisan à l’apprenti, qui hésite encore à grigner. Les engrains, les couronnes, les populations partent au fond s’épanouir sur la sole. Corentin ne les lâche pas des yeux pendant l’heure qui suit. À la pelle, il les tourne, les déplace ; et s’assure de leur cuisson ainsi jusqu’à 6 heures environ.
Dans la forêt qui entoure la manufacture, les oiseaux chantent. Le jour pointe quand Corentin et Yoann chargent la camionnette de livraison. Lucas a méthodiquement terminé les pesées et les courts pétrissages. Dans les bacs, il effectue des rabats. Il partage et pèse des pâtons d’1 kg, puis façonne en volcan, comme le lui a appris Romain. Les arômes sauvages vont se développer tranquillement jusqu’à la nuit prochaine.