Environnement, santé, gastronomie, climat… Pour répondre aux grands défis qui se posent, Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, microbiologiste spécialiste des symbioses et auteur de livres de vulgarisation scientifique*, estime qu’en boulangerie comme ailleurs, il y a plus à gagner à combiner les approches.

La Toque magazine : En quoi les symbioses sont-elles inspirantes pour nos sociétés ?
Marc-André Selosse : Je suis microbiologiste, spécialiste notamment des symbioses mycorhiziennes entre les champignons et les racines des plantes, et mes équipes de recherche à Paris et en Pologne travaillent sur ce sujet. À mon sens, ce type d’association gagnant-gagnant devrait inspirer, à plus d’un titre, nos propres organisations et fonctionnements. La symbiose nous enseigne notamment que lorsque l’on associe des éléments de natures différentes, on crée des propriétés et des fonctionnalités nouvelles, pouvant être vertueuses pour les deux parties. L’écologie nous montre ainsi qu’on vit moins bien dans l’opposition, la concurrence. On vit bien dans la synthèse. Ces synergies sont valables également pour les groupes humains.
LTM : Quelles sont les implications directes pour l’avenir de la filière blé-farine-pain ?
M-A.S. : Nous voyons différents modèles agricoles se déployer et revendiquer des impacts positifs sur l’environnement. Je pense à l’agriculture biologique, qui présente l’avantage de ne pas utiliser de produits issus de la chimie de synthèse. Cependant, elle a l’inconvénient d’imposer le recours au travail du sol pour la gestion du désherbage. Or, celui-ci engendre de nombreuses problématiques, notamment car il entraîne un déstockage de la matière organique, avec des risques d’érosion et des émissions de CO² dans l’atmosphère. À côté de l’agriculture biologique, se développe l’agriculture de conservation, qui a pris le parti de ne pas travailler le sol. Cependant, le recours à des désherbants chimiques comme le glyphosate est nécessaire dans ces systèmes-là. Or, nous savons que ces produits sont mauvais pour la santé humaine et pour la vie du sol. Les deux systèmes : agriculture biologique et agriculture de conservation, sont souvent mis en opposition l’un de l’autre. À mon sens, il y aurait beaucoup à gagner à les mélanger. L’idée générale n’est pas de s’enfermer dans un modèle. Nous devons travailler avec le vivant et réserver les produits phytosanitaires au dernier recours.
LTM : Selon vous, les variétés de blé sont un facteur clé…
M-A.S. : Les variétés d’espèces cultivées adaptées sont le principal outil qui manque à l’agroécologie. Dans ce contexte, cela reste compliqué d’égaler les performances de l’agriculture conventionnelle. Mais nous avons déjà des pistes viables. D’ailleurs, vu les promesses qui se concrétisent en agroécologie (plus de matières organiques dans les sols, avec une hausse du stock d’eau), il est évident que les résultats suivront en termes de rendement. Il y a des réservoirs de productivité très forts dans le vivant, qui ont été jusqu’ici largement ignorés. Ainsi, les variétés de demain ne seront peut-être pas des variétés anciennes et ne seront ni les lignées “élite” ni des semences paysannes. Elles seront sans doute un peu de tout cela, utilisant aussi les savoir-faire de la sélection variétale moderne. Une fois encore, je crois que l’avenir est dans la synthèse.
LTM : Pouvez-vous donner quelques exemples ?
M-A.S. : Il y a des dizaines et des dizaines de traits végétaux qui peuvent être profitables à l’agriculture sans coût écologique pour l’environnement, et qui ont été ignorés ou supprimés non intentionnellement par l’agriculture conventionnelle. La sélection moderne a notamment réduit la capacité des cultures de blé à produire des mycorhizes dans le sol, c’est-à-dire à s’associer avec des champignons pour pouvoir accéder à l’eau et aux nutriments, dans un plus grand volume de sol. Cela vient du fait que les cultures sont trop souvent menées en contexte d’abondance en nutriments dans lequel les plantes n’ont plus de bénéfices à entretenir une relation de symbiose. Les cultures ont également été sélectionnées sur des parcelles ayant reçu des herbicides ou ayant été labourées, et donc sans “mauvaises herbes”. Au fil des générations, elles ont ainsi perdu leurs capacités de compétition vis-à-vis des autres plantes. Elles ont acquis une forme peu concurrentielle pour la lumière. Des possibilités existent aujourd’hui de retrouver ces propriétés tout en préservant les rendements. L’une d’elles consiste à réaliser des croisements dits de néodomestication, c’est-à-dire en utilisant des parents issus de populations sauvages ; une autre à mélanger les variétés de blés au sein d’une même parcelle pour accroître la résistance globale de la population aux ravageurs, aux maladies, et même aux aléas climatiques. Cependant, généraliser les mélanges pose des défis techniques en termes de récolte, de panification, de marché, de réglementation, de recherche variétale…
LTM : Quel est le rôle des artisans boulangers pâtissiers dans cette évolution ?
M-A.S. : Leur rôle de nourrir la population avec des aliments sains et de qualité est crucial et ils peuvent faire évoluer la demande envers l’agriculture. Par les ferments des pâtes, les boulangers ont eux aussi une biodiversité microbienne à défendre, en lien avec une diversité aromatique et culturelle. C’est une part de la gastronomie française que j’ai beaucoup de craintes de voir disparaître. Le renouveau de la boulangerie au levain est une réalité, mais qui reste trop marginale pour renverser la tendance. Il faut moderniser les filières, soutenir la formation et l’installation des jeunes en ce sens. Cela répond à un véritable enjeu de santé publique. Les bactéries du levain dégradent des composés de la farine en réalisant une prédigestion qui évite toute une galaxie de syndromes en matière de santé humaine. Le levain retarde le rancissement et est donc un levier pour réduire le gaspillage alimentaire. L’aromatique du levain est un autre aspect fondamental, qui permet également de réduire les doses de sel. La charge de travail des boulangers et pâtissiers est importante ; cependant, ils ont aussi un rôle à jouer pour guider les consommateurs, expliquer l’origine des produits et les méthodes de travail.
LTM : Comment percevez-vous le rôle des citoyens et des consommateurs vis-à-vis de leur alimentation ?
M-A.S. : Les citoyens sont en partie responsables, par leurs gestes de consommation, des dérèglements liés à l’agriculture conventionnelle. Je leur en veux un peu de ne pas suffisamment soutenir l’agriculture quand elle fait des efforts pour s’engager dans une transition agroécologique. Cependant, l’acte d’achat en lui-même ne suffira pas à orienter les décisions en matière agricole. Le citoyen doit s’intéresser plus à ce qu’il a dans son assiette pour peser dans les décisions politiques prises, notamment en matière de financement des recherches. Les moyens consacrés à l’agroécologie sont encore dérisoires par rapport aux investissements dans l’agriculture conventionnelle. Le risque, c’est de laisser les agriculteurs seuls face aux défis qu’ils doivent relever. Nous avons donc des dizaines d’années palpitantes de recherche devant nous pour optimiser l’agroécologie et rattraper le retard. Il nous manque seulement le top départ.
* Notamment L’Origine du monde et Jamais seul, aux éditions Actes Sud.