Rencontres
Claire Damon.
Claire Damon. © DR

La cheffe pâtissière Claire Damon : « Respecter le vivant »

Claire Damon a reçu le prix de la Responsabilité éthique et environnementale de la part de La Liste en 2024. Lorsque la pâtissière a ouvert la première de ses deux boutiques Des Gâteaux et du pain à Paris en 2006, elle était déjà soucieuse de « l’extrême qualité » environnementale et gustative de ses matières premières, du respect des saisons comme des producteurs. Entretien.

Élue meilleure pâtissière boutique en 2018, Claire Damon a reçu le prix de la Responsabilité éthique et environnementale de la part de La Liste en 2024. Pionnière d’un sourcing local et bio « respectueux du vivant », elle avait pour ambition, lorsqu’elle a ouvert la première de ses deux boutiques parisiennes (7e et 15e arr.) il y a presque vingt ans, de « réunir en un même lieu le meilleur de la boulangerie et de la pâtisserie ».

Lire à ce sujet : La pâtisserie française nourrit le palmarès 2024 de La Liste

La cheffe pâtissière, formée par Pierre Hermé chez Ladurée, ainsi qu’au sein des brigades du Bristol et du Plaza Athénée, établissements du 8e arrondissement de Paris, les a sobrement intitulées Des Gâteaux et du pain. Visant une cohérence totale, des locaux à l’approvisionnement, elle compare la pâtisserie à un art, à perfectionner sans cesse.

 

Fragaria vesca : Fine pâte sablée, compotée de fraise des bois, crème aérienne à la reine des près, fraises des bois françaises et fleurs fraiches. (© DR)

 

La Toque magazine (LTM) : Pour vous, la qualité des matières premières est très importante…

Claire Damon (CD) : J’ai toujours eu à cœur de travailler des produits d’exception, en tout cas d’extrême qualité. On ne peut pas faire d’extrêmement bons gâteaux sans bons produits : une poire mal cultivée, dopée à la flotte et aux engrais, n’a pas le même goût qu’une poire de coteau qui a mis le temps qu’il faut pour pousser. Je suis de province [elle a grandi entre l’Auvergne et l’Aveyron, NDLR], je sais comment les choses poussent, j’ai conscience de la préoccupation qu’il faut leur accorder pour qu’elles poussent bien. Je sais aussi que la vie des agriculteurs, du monde paysan, est extrêmement difficile. Donc déjà, de ce point de vue là, j’ai toujours eu du mal à me dire : “La fraise est moins chère, je vais la prendre en Espagne dans des barquettes en plastique”, par exemple. Après, ne pas abîmer le produit, ne pas le dénaturer, demande une certaine connaissance des savoir-faire pâtissiers. Ce que je dis à mon personnel, c’est “Faites attention, il y a des hommes et des femmes qui ont travaillé, qui se sont levés tôt, ont consacré énormément de temps et d’attention pour nous livrer ces pommes, ces fraises, cette poudre d’amandes, et que sais-je encore”. J’ai toujours eu cette sensibilité à la nature et au vivant, qui dicte mes choix encore aujourd’hui.

LTM : Votre manière de travailler vous demande-t-elle des connaissances gustatives, botaniques ?

CD : Ce sont nos sens qui sont en éveil quand on va choisir ces produits, l’entièreté de notre être. Si on nous coupe de tout cela, on devient des robots et on utilise des purées surgelées : c’est de la poire, elle est sucrée à tel pourcentage et a un degré Brix de tant, point. De la même manière, s’il s’agit de mettre de la poire sans savoir pourquoi ni quelles sont ses qualités gustatives, ce n’est pas très intéressant non plus. Je sais quelle variété je veux utiliser pour obtenir telle texture, une acidité un peu plus marquée, etc. Ça demande un peu de temps, de curiosité. Sachant qu’un fruit, d’une année à l’autre, d’un mois à l’autre, d’une semaine à l’autre, n’évolue pas forcément de la même manière. C’est pour cela que je travaille avec des faiseurs qui connaissent leur matière première. Quand j’appelle la productrice de fraises, elle peut me dire : “Là, ça va être trop acide pour vous, attendez une semaine”.

 

Choux à la poire. (© DR)

 

LTM : Une exigence qui a un coût aussi…

CD : Bien sûr que ça a un coût. Les amandes espagnoles ou californiennes doivent être entre 3 et 5 euros le kilo en ce moment. Avec nos amandes de Provence, on est autour de 16 euros. Pareil pour les œufs : s’ils viennent de Pologne, de Turquie ou même de France mais sont des œufs batterie, ils sont moins chers que ceux dont on se sert, qui viennent des Pays de la Loire, sont bio et de plein air. Je pense qu’il faut regarder ce qu’il y a derrière un prix, c’est pour cela que je communique beaucoup sur les matières premières qu’on utilise. Dans nos boutiques, chaque produit est d’ailleurs assez détaillé, au grand dam de notre personnel qui doit se cogner des listes terribles d’ingrédients à apprendre pour pouvoir renseigner la clientèle. Nous avons aussi un laboratoire dans Paris [derrière la boutique du 15e arrondissement, NDLR], parce que je n’ai pas envie de faire voyager les pâtisseries. Je pense que l’échelle de production aussi est très importante dans la vie du gâteau et dans celles de ceux qui le font. L’usine à gâteaux, ça ne m’intéresse pas.

LTM : Vous avez travaillé dans des palaces parisiens, qu’est-ce que cela vous a apporté ?

CD : J’ai vu, j’ai goûté et j’ai compris quelles étaient les différences entre un gâteau pensé pour durer et un autre pensé pour être consommé dans l’heure. La durée, la tenue, le transport éventuel sont des contraintes importantes quand on fait des gâteaux en boutique. En restauration, on peut se permettre de mettre un peu moins de gras, par exemple : le gâteau n’a pas besoin de tenir dans le temps. Les contraintes ne sont pas les mêmes mais l’un s’enrichit de l’autre, et il est possible d’obtenir un très bon résultat en boutique si l’on sait bien travailler et que l’on a vu ce qu’il était possible de faire autrement.

LTM : Qu’avez-vous retenu de ces années de formation ?

CD : La persévérance et la rigueur. L’intelligence de la main. Ce geste que l’on répète encore et encore, comme un danseur, pour le maîtriser parfaitement : l’incorporation du beurre à une pâte, un fonçage ; une cuisson particulière au degré près, qui va faire que la crème sera différente si c’est moi qui la prépare ou si c’est quelqu’un d’autre.

 

Pamplemousse rosa : biscuit tendre à la farine de riz, crème et segments de pamplemousse corse, mousse aérienne à l’essence naturel de rose. (© DR)

 

LTM : Il s’agit d’un métier assez masculin. Devenir pâtissière a dû vous demander une certaine volonté ?

CD : Il a fallu en effet avoir la foi chevillée au corps parce que c’était extrêmement difficile, d’autant plus qu’il n’y avait quasiment pas de femmes quand j’ai commencé ce métier. Si à l’époque j’avais écouté mes professeurs, des gens de ma famille ou des amis de mes parents, qui étaient catastrophés par ce choix de métier manuel — selon eux, pas pour les femmes —, je ne l’aurais pas fait. Et même dans les écoles, j’ai eu des entretiens terribles. On me disait : “On hésite à vous prendre parce qu’une femme risque de mettre le bazar au sein d’une brigade ou d’une école, en suscitant l’envie ou en instaurant un climat de séduction…”

LTM : Et ça s’est bien passé ?

CD : Ça s’est bien passé parce que j’avais un caractère qui m’a permis, un, de ne pas me laisser faire et deux, d’encaisser en me disant : “Trace ton chemin, bosse et apprends”. Parce que monter à Paris, ce n’était pas un choix de vie : c’était là que se faisait la pâtisserie. Je n’aurais pas appris mon métier de la même façon en province. Il s’agissait donc d’un passage obligé. Je savais que pour cela il fallait que je me sépare de ma vie, de ma famille, que je serai coupée de la nature… Ce qui m’a portée c’est que je me suis dit que je ne ferai pas ce sacrifice pour rien, que j’apprendrai le meilleur. Et c’est ce que j’ai fait.

 

Petis bâteaux fraise. (© DR)

 

LTM : Pourquoi avoir choisi de travailler en boutique ?

CD : Parce que j’aime aussi le travail de la viennoiserie, les gâteaux de voyage, les grosses pièces. Et le pain a une dimension quotidienne qu’il me plaisait d’associer à la pâtisserie, qui peut avoir un côté trop précieux. Aujourd’hui, mêler le pain et les gâteaux dans des boutiques plutôt haut de gamme se fait beaucoup, alors qu’à l’époque, il y avait soit du très bon pain avec de très bons professionnels — Poilâne ou d’autres — qui faisaient de la pâtisserie boulangère très rustique ; soit quelques boutiques pâtissières, comme Pierre Hermé, Fauchon, Ladurée. Donc assez peu d’endroits où l’on pouvait trouver les deux pratiqués de la même manière, c’est-à-dire avec excellence.

LTM : Aviez-vous déjà un projet précis ?

CD : Dès le départ [avec son associé le boulanger David Granger, NDLR], on a suivi les saisons, ce qui n’était pas du tout la norme. À l’époque, on allait même dans les grandes maisons pour trouver un millefeuille à la framboise en plein hiver ! Nous, on ne voulait pas de farines raffinées mais essentiellement du bio, français, et étendre cette démarche à tout : l’emballage, la construction de la boutique, la manière et l’échelle à laquelle sont pensées les choses… Notre conviction, c’est que c’est bien beau de dire qu’on veut un monde meilleur, des produits meilleurs, mais il faut le transcrire dans ses actes et être cohérent dans ses choix. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que le vivant et la nature. Je suis fascinée par cette beauté simple, pure, qui a émerveillé des millions de personnes avant moi. Et ça ne continuera que si on fait des choix qui ne sont pas faciles à faire parce que ce ne sont pas les plus rentables ni les plus simples, mais ce sont ceux qui me permettent aujourd’hui de dire que je suis contente de ce que je fais et de la façon dont je le fais.

LTM : Le visuel des gâteaux, est-ce important pour vous ?

CD : Les décors habillent le gâteau. Il faut que ce soit joli, mais j’aime quand ils sont simples et efficaces. Le temps, on doit le passer dans le sourcing, dans le travail des produits. Bien entendu, nos pâtisseries sont belles mais elles ne sont pas forcément “instagrammables”, comme on dit aujourd’hui : ce n’est pas ce qui est recherché. Si vous regardez la tarte Absolu orange, c’est la couleur orange du nappage qui l’habille, point. Mais c’est un orange que je trouve magnifique, très solaire, dont l’intensité restitue finalement assez bien le goût à la dégustation.

LTM : Qu’apporte le temps qui passe à votre travail ?

CD : Si au départ je ne savais pas si j’avais raison ou non, si on allait être suivis, aujourd’hui — même si rien n’est jamais gagné —, je sais que l’on est dans le vrai. Cela apporte un peu de légèreté, de liberté. Parce qu’il y a vingt ans quand on s’est installés, on avait des convictions mais aussi un gros emprunt, avec cet impératif de faire du chiffre pour rembourser les banquiers. J’avançais aussi un peu à tâtons. Aujourd’hui, je sais ce que je veux, ce que je fais et comment je vais le faire d’une manière beaucoup plus certaine et rapide.

LTM : Vous avez des projets ?

CD : Oui, en permanence. Plus généralement continuer à faire mon métier. Souvent, en pâtisserie, il y a comme une course à la grandeur : le nombre de boutiques, le nombre d’employés ; on en oublie le métier. Ce n’est pas vrai qu’on a besoin de s’agrandir ou d’avoir trente-six boutiques pour bien vivre : c’est une question d’ego, c’est tout. Quand vous demandez à un pianiste quels sont ses projets, il ne va pas vous répondre : “C’est super, j’ai acheté trente-six pianos”. Non, ce qui le fait vibrer, c’est de jouer mieux, plus efficacement, de manière plus fluide. Selon moi, la quête doit rester intrinsèque dans ces métiers. Mon projet, c’est de toujours faire mieux, de trouver de meilleurs produits, de rencontrer de jolis faiseurs, de faire la pâtisserie qui me plaît. Là est mon ambition. Comme dans le cinéma ou la littérature, la petite échelle me va bien.

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