« Le blé est une matière première stratégique qui joue depuis l’origine des civilisations antiques un rôle central pour le développement des sociétés et l’organisation des relations de pouvoir. »* Cette phrase de Sébastien Abis, chercheur associé de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), résume à elle seule tout le poids gagné par la céréale domestiquée semble-t-il au Moyen-Orient depuis le néolithique.
Aujourd’hui, le blé a un poids géostratégique énorme pour répondre au défi alimentaire mondial. Près de 185 millions de tonnes (Mt), essentiellement de qualité meunière, devraient être exportées en 2021. Les grandes zones de production sont la Chine, l’Europe, l’Inde, les pays de la mer Noire (Russie), l’Amérique du Nord, l’Australie, le Pakistan et l’Argentine. Les grands pays importateurs sont les pays du Maghreb, le Moyen-Orient, ainsi que l’Inde et la Chine, qui ne sont pas autosuffisantes. L’Égypte est depuis des années le premier pays importateur. Parmi eux, l’Algérie occupe une place particulière pour la France avec des importations d’importance régulière chaque année même si l’exclusivité du blé français n’est plus assurée ces dernières années.
Le monde devrait produire en 2021 environ 790 Mt de blé tendre (meunier). C’est bien plus que les 501 Mt de riz et que les 153 Mt d’orge attendues.
A. DUFUMIER
Multinationales des grains
Pour répondre à la demande mondiale, des géants multinationaux du négoce se sont constitués aux États-Unis (ADM, Cargill, Bünge), mais aussi en Asie (Noble, Olam, Wilmar). Des places de marché comme Genève ou Singapour se sont imposées avec une fiscalité avantageuse et l’accès à des liquidités importantes. C’est souvent là, loin du marché réel, que les traders concluent leurs faramineuses transactions. Un tel engouement mondial pour la graine de blé est lié à différents facteurs. Parmi eux, il faut surtout mentionner ses qualités panifiables, avec la présence d’un réseau de gluten de qualité et inégalé par les autres céréales. Le blé se trouve ainsi adapté à différentes cultures de fabrication du pain partout dans le monde. Aujourd’hui encore, c’est l’usage meunier du blé qui tire la demande. Cependant, la graine de blé est aussi utilisée en alimentation animale, en chimie verte ou comme énergie (combustible de chaudières ou bioéthanol).
La part de la production de blé échangée sur le marché mondial atteint 25 %, ce qui en fait l’une des denrées agricoles les plus intensément échangées. Camille Michel
Stratégique pour la France
La France est le quatrième pays producteur de blé au monde. Elle en produit les bonnes années près de 40 Mt. L’exportation pour l’alimentation humaine est le premier débouché, qui pèse pour 30 % de la collecte. La culture du blé, comme celle des autres céréales à paille, a bénéficié en France d’un terrain fertile en lien avec les soutiens de la politique agricole commune (Pac), la recherche, le négoce et la présence de terroirs adaptés. La France abrite, à Rouen, le premier port européen d’exportation de blé et de céréales. Pour les agriculteurs céréaliers, le blé est souvent le pilier de l’économie de leur exploitation. C’est une production noble dont le débouché visé est l’alimentation humaine. Les agriculteurs français y consacrent ainsi chaque année 5 millions d’hectares.
Les agriculteurs français décrochent parmi les meilleurs rendements du monde, qui oscillent entre 7 et 8 t/ha. Alexis Dufumier
En France, les agriculteurs bénéficient d’hivers assez peu rigoureux pour cultiver le blé comme une culture d’hiver. S’il est semé de fin septembre à début novembre, sa culture est déjà implantée pour profiter des premiers rayons de soleil du printemps. Les jeunes pousses peuvent démarrer rapidement, multiplier leurs nombres de talles qui porteront les épis et occuper le terrain efficacement pour accéder à la lumière et aux ressources du sol. Dans les grandes plaines céréalières, il est fréquent de rencontrer la succession de cultures colza-blé-orge. Le colza permet de structurer le sol, d’étouffer les adventices (mauvaises herbes) et de laisser à la culture du blé des reliquats d’azote. Après la culture de blé, le sol est en partie épuisé. Lui succède alors une orge, plus rustique. Cependant, comme le blé est une culture rémunératrice, de nombreux agriculteurs pratiquent la culture d’une deuxième année de blé après un blé. Cette pratique est plus délicate. Elle nécessite d’avoir parfois recours à des doses d’engrais et de produits phytosanitaires plus importants. Des stratégies basées sur la microbiologie des sols peuvent permettre à ces « blés sur blés » d’être plus résistants et économes.
En moyenne, un hectare de blé conventionnel reçoit deux à trois applications de fongicides, deux applications d’herbicides, deux applications d’insecticides, un ou deux passages de régulateur de croissance pour limiter le développement de la plante en hauteur. La pression sociétale est forte aujourd’hui pour limiter ces protections chimiques. Des conduites dites rustiques nécessitent des variétés résistantes, des dates de semis précoces ou au contraire tardives pour mieux esquiver les différentes problématiques et réduire les doses.
Répartition des débouchés du blé tendre français : un tiers des débouchés à l’export (Source : FranceAgriMer)
Remplissage des grains
Le stade du remplissage du grain se fait généralement au mois de juin. Cette période est donc cruciale. Les chaleurs ne doivent pas être excessives, en dessous de 25°C. Un ciel lumineux est aussi idéal. C’est la dernière feuille étalée (déployée) qui assure le passage de l’énergie issue de la photosynthèse sous forme d’amidon dans les grains. La grosseur des grains va jouer sur le poids spécifique (PS) – la densité en kg par hectolitre – qui est un critère important du rendement de meunerie. Les conditions à la récolte vont influencer aussi les PS et les temps de chute de Hagberg, qui mesure l’activité d’enzymes – les amylases – se développant dans le grain dès le début du processus de germination. Un temps humide favorise les germinations sur pied. Lorsque cela se produit, les PS diminuent. La production d’enzyme amylase par le grain en germination entraîne une dégradation des amidons avec une baisse de viscosité des pâtes en boulangerie. Ces blés sont normalement déclassés en alimentation animale lorsque les PS sont inférieurs à 76 kg/hl. Le blé une fois récolté, au mois de juillet voire début août, est stocké à la ferme, dans une coopérative ou chez un négociant dans des silos à plat ou verticaux. Depuis quelques années, il est interdit de traiter les silos à l’insecticide. Ceux-ci sont alors refroidis et ventilés pour limiter le développement des insectes. Les moulins achètent leurs blés en direct du silo ou par l’intermédiaire d’organismes stockeurs habilités ou des traders. Ils peuvent sécuriser leur prix d’achat à l’avance par contrat ou sur les marchés à termes. Une fois au moulin, le blé est nettoyé, puis mouillé avant d’être écrasé dans des rouleaux et tamisé par un appareil à secousses (le planchister).
Rôle clé des protéines
Les protéines de gluten et ses propriétés en panification ont fait du blé la reine des céréales. Ce faisant, cette propriété a été « travaillée » par l’ensemble des filières. Des productions de blés « de force » sont mises en culture notamment aux États-Unis, en Allemagne et un peu en France. Les farines issues de ces blés permettent de corriger des farines pour accélérer les temps de levée et de cuisson dans les unités industrielles, comme celles consacrées au pain de de mie. Au contraire, des pratiques de panification plus lentes, où les enzymes du levain ont le temps d’amorcer une dégradation des protéines et du gluten, seraient plus vertueuses pour la santé.
Pour certains nutritionnistes, il ne fait pas de doute que cette sélection des blés modernes et les modes de panification « rapides » ont entraîné aujourd’hui une épidémie d’allergies au gluten. C’est l’une des convictions sur lesquelles se fondent les partisans du pain au levain et des blés anciens pour défendre un retour à ces pratiques traditionnelles. En France, la tradition boulangère, qui a conservé des savoir-faire de panification lente, a plutôt poussé à la production de blés avec des teneurs en protéines peu élevées, de l’ordre de 11,5 %. Cependant, la demande des marchés d’exportation, notamment ceux des pays chauds qui ont besoin de force boulangère, pousse aujourd’hui la filière du blé français à s’adapter. Un plan protéines a d’ailleurs été mis en place dans ce but.
Des pratiques de stimulation microbienne (notamment par azotobacter ), aujourd’hui appliquées sur le terrain de façon encore trop confidentielle, permettent de diviser par trois les doses d’azote apportées. A. DUFUMIER
Sols nus en été
La production de blé représente une réussite à bien des égards. Sous nos latitudes, la culture possède toutefois un défaut majeur d’ordre écologique lié à la date de maturité. Moissonnée en juillet, elle laisse les sols nus pendant une grande partie de l’été, tandis que les prairies ou les forêts environnantes sont encore vertes. À cette période, il n’y a donc plus d’activité végétale sur d’importantes étendues qui ne contribuent donc pas à la régulation du climat. Au contraire, les sols se trouvent soumis aux excès du climat et de la chaleur. La microbiologie en surface est affectée. Le sol se déshydrate alors que l’azote minéralise et ne demande qu’à lessiver. Notre incroyable appétit pour le blé se paye donc au prix d’un certain désordre écologique. Devons-nous pour autant renoncer au pain, et remplacer la culture de blé par celle du maïs ? Évidemment non. Cependant, certains aménagements des pratiques mériteraient d’être mieux étudiés et mis en avant. Il s’agit par exemple de semer des couverts végétaux directement dans la culture de blé : ils seront prêts à croître dès la moisson effectuée. Une fois le blé récolté, les pailles peuvent être broyées en surface pour protéger la vie dans les sols. Les apports d’azote sont également susceptibles d’être considérablement réduits. Des pratiques de stimulation microbienne (par azotobacter, notamment), permettent par exemple de diviser par trois les doses apportées. Il est aussi parfois envisageable de produire une deuxième culture estivale en dérobée. L’irrigation tant décriée peut permettre paradoxalement de maintenir l’activité des plantes à cette période clé et de soutenir une activité biologique dans les sols afin de stocker du carbone. Des études sont menées par ailleurs pour produire des céréales perpétuelles comme le kernza. Ces cultures pourraient avoir un grand intérêt pour éviter que les sols soient laissés nus en été. L’intérêt de ces céréales sur le plan de la panification reste encore à étudier.
Nouveaux défis
Jamais le monde n’a autant consommé de blé. La consommation a été multipliée par 14 depuis la fin du XIXe siècle* et rien ne semble pouvoir stopper le mouvement. Pourtant la consommation de blé se trouve parfois attaquée. En France, la production est tiraillée par une concurrence féroce sur les marchés internationaux, le changement climatique, une baisse des filets de sécurité et des soutiens de la Pac et des charges de mécanisation très élevées. La production de blé, « banalisée » sur les marchés mondiaux, n’offre plus toujours une garantie de revenu. Les agriculteurs cherchent des cultures plus rémunératrices ou à mieux différencier leurs productions. Plus globalement, même s’il est reconnu un rôle clé aux fibres et aux glucides complexes du blé dans la nutrition humaine, sa culture est critiquée pour la présence de gluten et ses modes de production. Les attaques sont globales et les évolutions attendues devront sans doute être elles aussi globales. Aujourd’hui, on parle de plus en plus du concept « One Health », c’est-à-dire littéralement « une seule santé ».
Dans les sols se trouvent sans doute les solutions globales d’avenir pour la santé des végétaux et, in fine, la composition nutritionnelle des produits de boulangerie. A. DUFUMIER
Les questions de la santé des sols, des plantes, de l’environnement, du climat, de l’écosystème, de la géopolitique mondiale, de la santé humaine etc. sont interconnectées et méritent d’être appréhendées de façon globale, holistique. Et les choix variétaux, les techniques de production inspirées de l’agriculture biologique font sans doute partie des leviers d’action. Une attention toute particulière devra être portée aux sols. C’est là que se trouvent en grande partie les solutions globales pour la santé des végétaux, pour le stockage du carbone, pour la fertilité, pour la nutrition de la plante et pour la composition nutritionnelle des produits. « L’homme est vivant quand la terre est vivante »**, souligne très justement l’agriculteur-chercheur Francis Bucaille, très investi sur le sujet. L’agriculture n’est donc pas condamnée à être la source du désordre écologique ou nutritionnel. Elle peut également être la solution. De nombreuses démarches sont effectuées dans ce sens, notamment celle du stockage du carbone dans les sols. Une démarche bonne pour l’agriculture. Et c’est bon pour l’eau, pour le climat et pour la santé…
*Sébastien Abis, « Le blé au cœur des enjeux stratégiques mondiaux », Hérodote, n°156, p. 125, 2015.
**Francis Bucaille, Revitaliser les sols, Dunod, 2020.