Répertorier les différents agrumes et retracer leur généalogie relève d’une épreuve de force. Connaître ce patrimoine est pourtant essentiel pour le pâtissier d’exception. Les agrumes sont surtout représentés par la famille des Rutacées, et plus précisément par le genre Citrus , qui couvre la plupart des variétés commercialisées. Les Citrus se reconnaissent aisément à leurs fruits : un péricarpe brillant (ou flavédo), plus ou moins bosselé et criblé de petites glandes (contenant les huiles essentielles), un mésocarpe blanchâtre et cotonneux (ou albédo), plus ou moins épais et fibreux, et enfin un endocarpe typique composé de plusieurs quartiers (carpelles) contenant les pépins (jusqu’à 30 par fruit). Les quartiers contiennent les précieux poils succulents, gorgés de jus et riches en acide citrique et ascorbique (vitamine C). Si leur anatomie est assez caractéristique, il n’en reste pas moins que leur biodiversité est vraiment stupéfiante… et, pour l’essentiel, largement méconnue, même si certains fruits rares font régulièrement le buzz en France (citron caviar, combava, main de Bouddha…).
Les origines
Cette biodiversité, les agrumes la doivent à leur extraordinaire faculté d’hybridation (le croisement entre deux variétés donne des plants parfois très différents des parents) et de mutation (un bourgeon peut donner une branche portant des fruits aux caractéristiques nouvelles). D’après des recherches récentes* menées par un consortium international incluant la station Inrae-Cirad de Corse (qui gère le conservatoire d’agrumes le plus important d’Europe, avec près de 1100 variétés cultivées), les Citrus seraient issus de deux phases évolutives majeures. La première aurait eu lieu en Asie du Sud-Est il y a 6 à 8 millions d’années, la seconde en Australie il y 4 millions d’années, c’est-à-dire bien avant l’apparition de l’homme (2,4 millions d’années pour le genre Homo). « La première étape a conduit à l’apparition des quatre espèces ancestrales à l’origine des agrumes actuellement cultivés : le mandarinier sauvage (Citrus reticulata, ou C. reticulata), le pamplemoussier (C. maxima, à ne pas confondre avec le pomelo), le cédratier (C. medica) et le papeda “Biasong” (C. micrantha), explique Franck Curk, ingénieur agronome et généticien de l’UMR Agap Cirad-Inrae-SupAgro à Montpellier et co-auteur de l’étude. La seconde a fait naître les limetiers australiens dont est issu le fameux citron caviar (Microcitrus australisica). Les quatre ancêtres asiatiques ont ensuite généré par hybridations directes ou successives la plupart des variétés que l’on connaît : les bigaradiers ou orangers amers (C. aurantium), les orangers (C. sinensis), les pomelos (C. paradisi), les citronniers (C. limon), les mandariniers cultivés (C. deliciosa) et les limettiers ou citronniers verts (C. aurantifolia et C. latifolia, entre autres). Le citronnier serait par exemple issu d’un croisement entre un bigaradier et un cédratier, le pomelo d’un croisement entre un pamplemoussier et un oranger ou encore la bergamote de celui entre un bigaradier et un citronnier. »
Le terme « agrume » recouvre une infinité de fruits différents.
Essaimage et diversification
Au fil des siècles et des échanges intercontinentaux (migrations, invasions, expéditions, croisades…), les agrumes ont voyagé et se sont acclimatés à différentes régions du monde. Sur le pourtour méditerranéen, leur succès a été très important car leur qualité aromatique a atteint des sommets. Il faut savoir que les Citrus (qui sont des espèces tropicales) ont un goût douceâtre et insipide lorsqu’ils sont cultivés dans leur climat d’origine (chaud et humide). Au contraire, le froid hivernal (modéré) et les jours courts des zones tempérées augmentent l’acidité du fruit, qui renforce considérablement la complexité aromatique. Dans ces terroirs de prédilection, les croisements et mutations naturelles ont repris de plus belle. Et de nouvelles variétés, plus juteuses et à l’équilibre parfait entre le sucre et l’acide, ont vu le jour. Certains pays ont ainsi acquis un savoir-faire spécifique. C’est le cas de l’Italie, qui revendique un grand nombre de productions labellisées IGP (pour Indication géographique protégée, pour le citron par exemple : Rocca imperiale, Costa d’Amalfi, Siracusa, Sorrento, Femminello del Gargano, etc. C’est le cas, bien entendu, du Japon, qui subjugue les grands cuisiniers et pâtissiers, avec ses Yuzu (C. junos),
La maturité d’un agrume n’est pas lié à son déverdissage.
Sudachi (C. sudachi), Amanatsu (C. natsudaidai), Kabosu (C. sphaerocarpa) ou son incroyable cédrat bushukan, appelé aussi « main de Bouddha » (C. medica digitata). Citons l’Australie avec son citron caviar ou « Finger Lime » (Microcitrus australasica) et son citron rouge « Blood Lime » (hybride entre le citron caviar et la mandarine). Dans ces traditions culinaires, les agrumes ne sont pas seulement consommés comme des fruits (à éplucher ou à presser), mais aussi comme condiments. Si la France reste un acteur modeste, ses productions n’en sont pas moins variées et de grande qualité.
Pour Jean-Thomas Schneider, la créativité s’arrête là où commence la responsabilité économique et écologique.
La fin de la mondialisation ?
Vous l’aurez compris : la biodiversité des Citrus est infinie et leur diversification sans limite. En pâtisserie et chocolaterie, les agrumes rares sont évidemment très intéressants. Mais avec la crise sanitaire et écologique que nous traversons, faut-il continuer à suivre cette folie créative ?
Valoriser la saveur acidulée et l’arôme de l’agrume frais en pâtisserie est un art difficile (bûche Citrics citron jaune/yuzu, création de Franck Fresson, 2020).
C’est une question que pose Jean-Thomas Schneider, MOF pâtissier en 2019 et double champion du monde en glacerie (2018) et en pâtisserie (2017) : « On est arrivé au bout d’un modèle. Aller chercher toujours la nouveauté au bout du monde a un coût dont on commence à mesurer les effets. La gastronomie française doit revenir à ses terroirs et retrouver ses variétés locales, même si la production des agrumes est encore limitée. En France, la filière agrumes a aussi une carte à jouer, que les fruits viennent de Corse, de Menton ou de Perpignan. Certains producteurs de plants et de fruits, comme Michel et Bénédicte Bachès [pépinières Bachès à Eus, près de Perpignan, NDLR], sont dynamiques et forces de proposition. À nous aussi, professionnels, d’étonner les consommateurs en jouant sur des alliances inédites ou des préparations puissantes ! La menthe et le citron ou la mangue et l’orange sont par exemple incroyables. Ajouter de la purée de poire (plus neutre en goût) avec un agrume permet d’apporter de la texture à une mousse tout en gardant l’intensité du fruit. On peut aussi revenir à des choses très simples avec des agrumes de qualité (bio, IGP, label rouge) qui nous émerveilleront tout autant. Le pâtissier doit répondre à de nouvelles questions : d’où viennent les agrumes qu’il achète ? Sont-ils produits de manière responsable ? Comment utiliser ou recycler les écorces (difficiles à composter) ? Bref, il faut repenser notre manière d’acheter, de produire, de vendre et même de faire rêver. » N’hésitons plus, soutenons l’agrumiculture française !
* « Genomics of the Origin and Evolution of Citrus », Nature, vol. 554, février 2018.