Quel est l’impact de l’agression russe en Ukraine sur les prix alimentaires mondiaux ?
Tant la Russie que l’Ukraine sont des exportateurs importants de multiples céréales et
d’intrants agricoles. A eux deux, ces pays exportent 12% de toutes les calories échangées
au niveau international et représentent 34% des échanges de blé (1er et 5ème producteurs
mondiaux) et 73% des échanges d’huile de tournesol (principalement en provenance de l’Ukraine).
L’invasion russe a eu lieu au début de la nouvelle saison agricole. Le poids commercial de
ces pays va avoir des répercussions majeures sur la disponibilité alimentaire sur les marchés internationaux et va en faire drastiquement augmenter les prix.
Le blocage des exportations au départ de la mer Noire complique l’approvisionnement de
nombreux importateurs et fait mathématiquement augmenter les prix. S’ajoute à cela une
réaction spéculative des marchés boursiers qui entraînent les prix à la hausse par crainte d’une future pénurie de denrées alimentaires (si le conflit perdure et empêchent les futures semis et récoltes).
On peut s’attendre à des retombées en cascade avec notamment une forte augmentation du
prix moyen de la viande et du sucre.
Les coûts de productions agricoles vont également fortement augmenter car ils sont corrélés aux prix du gaz et du pétrole et que la Russie est également un grand exportateur d’engrais (15% des exportations d’engrais azotés et de 17% des engrais potassiques).
Quels sont les pays qui seront les plus impactés ?
Au niveau européen, il n’y aura pas de crise d’accès physique aux denrées agricoles et alimentaires (l’Europe est exportateur net de céréales et de viandes et nous disposons de stocks de céréales), mais il faut s’attendre à une hausse des prix dans les prochaines semaines et les prochains mois.
Au niveau international, c’est à la fois une crise d’accès physique et financier qui se dessine. Les pays les plus impactés seront:
• Les pays historiquement importateurs nets de denrées alimentaires et notamment ceux du pourtour méditerranéen (l’Egypte, le Liban, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc), du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest.
• Les pays du Sud particulièrement endettées, notamment car le moratoire suspendant le remboursement de leur dette vient de prendre fin;
• Les pays en conflits ou affectés par des dérèglements climatiques extrêmes: c’est le cas par exemple des pays du Moyen-Orient qui ont subi de fortes sécheresses.
A noter qu’en 2019, les agences des Nations Unies avaient déjà souligné la corrélation
existante entre hausse de l’insécurité alimentaire et dépendance d’un pays aux marchés
internationaux : 70% des individus souffrant de la faim vivent dans des pays caractérisés par
leur forte dépendance à ces marchés (que ce soit pour l’import comme pour l’export).
Conséquences de cette hausse des prix:
• Augmentation de l’insécurité alimentaire dans ces pays, en particulier pour les consommateurs urbains et les femmes ;
• Augmentation des coûts de production pour les petits producteurs ;
• Risques de tensions sociales majeures: une situation similaire avait généré des émeutes de la faim dans plus de 30 pays en 2008. La hausse des prix de l’alimentation est également un facteur explicatif des Printemps Arabeiv.
On parle actuellement de crise des prix alimentaires, est-ce un phénomène nouveau?
La faim était en hausse depuis six ans. En 2020, 2,4 milliards de personnes souffraient d’insécurité alimentaire. C’est une réalité qui frappe tant au Nord qu’au Sud: 10% de la population européenne est en insécurité alimentaire, 41% de la population d’Amérique Latine, 60% de la population africaine, 26% de la population asiatique Asie et 12% de la population d’Océanie.
La pandémie de Covid 19 a empiré cette situation pré-existante : les filières agricoles, les systèmes de cultures et les circuits de distribution de nombreux pays ont été directement impactés par la fermeture des frontières, la mise en place de confinements, la perte des emplois, etc. Conséquence: 800 millions de personnes supplémentaires en insécurité alimentaire à cause de la pandémie et des milliards d’individus en état de précarité économique qui ont déjà dû s’endetter, hypothéquer leurs biens ou réduire leurs dépenses alimentaires pour survivre.
Une hausse majeure des prix agricoles est observée depuis plus d’un an. Selon l’indice des prix agricoles de la FAO, les prix alimentaires augmentaient déjà fortement sur les marchés internationaux avant l’invasion Russe: +30% entre décembre 2020 et décembre 2021.
Cela était principalement du:
• Aux conséquences économiques de la pandémie;
• A la multiplication d’événements climatiques extrêmes affectant les productions
agricoles;
• A l’augmentation des prix du pétrole;
• A l’utilisation croissante d’agrocarburant (CF transformation de la production
brésilienne en fin d’année dernière).
Détails des augmentations des prix alimentaires internationaux entre décembre 2020 et
décembre 2021:
• +23,2% sur le prix des céréales
• +64% sur le prix des huiles végétales
• +20% sur le prix des produits laitiers
• +40% sur le prix du sucre;
• +17,6% sur le prix de la viande.
Le contexte est donc particulièrement propice pour que la flambée des prix actuelle ait des répercussions catastrophiques. Le prix du blé sur les marchés boursiers atteint déjà des records historiques bien au-delà des seuils connus lors des émeutes de la faim de 2008-2009 (420 euros la tonne, une augmentation de plus de 70% depuis début janvier).
C’est la troisième crise des prix alimentaires en moins de quinze ans.
Quelles actions en cours ou à venir au niveau international sur le sujet?
• Le 2 mars, à l’occasion d’une réunion informelle des ministres chargés de l’agriculture et de la pêche, l’Union Européenne a appelé à la mobilisation des enceintes internationales compétentes pour analyser la question et envisager les réponses à apporter, à court et à moyen terme.
• Le 5 mars, le Rapid Response Forum (RRF) de l’Agriculture Market Information System -AMIS- s’est réuni en urgence pour analyser les risques et les conséquences de l’agression Russe sur les prix alimentaires internationaux. Aucune décision d’ampleur n’a malheureusement été prise.
• Le 10 mars prochain aura lieu la réunion du G7 agricole dédiée à l’impact de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sur la sécurité alimentaire mondiale et à une réflexion sur la manière de stabiliser les marchés alimentaires.
• Le 23 mars prochain aura lieu, sous la présidence indonésienne du G20, la 11ème réunion annuelle de l’Agriculture Market Information System -AMIS-. Elle sera constituée de xiii et de partage d’expérience relative à la gestion de l’inflation des prix alimentaires.
Les ministres de l’agriculture de l’Union Européenne ont récemment souligné l’importance des enceintes internationales compétentes et en particulier le G7, le G20 et l’OCDE pour résoudre la crise alimentaire en coursxiii. Or, ces espaces sont caractérisés par l’absence des pays qui seront en premier lieu et le plus affectés par cette crise. Outre leur manque d’inclusivité, ces espaces ont déjà fait preuve de leur incapacité à agir sur ce type de situation.
• G7: La question des crises alimentaires n’est pas nouvelle pour le G7 qui depuis 2008 l’a régulièrement mis à son agenda et lancé des initiatives propres comme la Nouvelle Alliance pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition (NASAN) en 2012, initiative largement critiquée pour ses impacts négatifs et que la France a décidé de quitter en 2018.
• G20 : En réponse à la crise des prix agricoles de 2011, le G20 avait élaboré un plan d’action dédié à la volatilité des prix agricoles. Ce plan comportait notamment la création de l’Agriculture Market Information System -AMIS- et du Rapid Response Forum -RRF-, deux mécanismes insuffisants car incomplets et au pouvoir limité pour prévenir durablement et efficacement de futurs chocs des prix.
Quelles mesures mettre en place ?
Peu de mesures ont pour le moment été effectivement annoncées pour traiter la dimension internationale de la crise agricole et alimentaire en cours. Les ministres de l’agriculture de l’Union Européenne se sont limités à appeler à une libération de la capacité de production européenne en remettant en question certaines dispositions environnementales de la stratégie “De la fourche à la fourchette” (comme l’autorisation de la culture de protéagineux sur les jachères). En se positionnant uniquement sur le registre de l’augmentation de sa production pour répondre aux besoins des pays tiers, l’Union Européenne promeut une réponse dangereuse et contreproductive qui ne fera que
soutenir les dysfonctionnements générant la situation actuelle.
L’enjeu pour sortir de cette crise est triple : il convient à la fois de limiter la hausse des prix, de renforcer la capacité des Etats à y faire face et d’en limiter les impacts sur les populations les plus vulnérables. Cette triple nécessité demande des actions immédiates et de moyen terme dans un cadre inclusif et représentatif.
Pour ce faire, une coordination internationale sous l’égide du Comité sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA), qui permet en format onusien et une représentation de l’ensemble des Etats, est indispensable.
La France et L’Union européenne doivent impulser l’organisation d’une session extraordinaire du CSA. L’objectif sera d’aboutir rapidement au mandatement du CSA pour la coordination et la mise en place d’un plan global sur la crise alimentaire et la volatilité des prix agricoles. Ce plan devra permettre d’agir à court et moyen terme:
A court terme :
• Mettre en place un soutien humanitaire pour assurer la sécurité alimentaire des Ukrainiens en zone de conflit;
• Augmenter les allocations budgétaires dédiées aux interventions d’urgence du Programme Alimentaire Mondiale (PAM);
• Mettre en place des systèmes de protection sociale alimentaires dans les pays impactés ;
• Réactiver l’initiative de suspension de la dette des pays les plus pauvres;
• Interdire, pour une durée minimum de deux ans, l’usage et la transformation de denrées agricoles pour du non-alimentaire, comme les agrocarburants
• Évaluer de manière transparente l’état des stocks nationaux et régionaux en vue de leur mobilisation la plus efficace possible.
• Évaluer de manière similaire les stock commerciaux privés et interdire les actions de rétentions des denrées pouvant accentuer la hausse des prix en cours.
• Limiter les réponses unilatérales (arrêts des exportations ou achats massifs) pouvant avoir des impacts néfastes sur la hausse des prix et la sécurité alimentaire mondiale.
A moyen terme:
Au-delà des mesures immédiates à mettre en place, les Etats et la communauté internationale doivent enfin s’attaquer aux failles majeures de nos systèmes agricoles et alimentaires.
Alors que nous en sommes à la troisième crise des prix en moins de quinze ans, et que
toutes les prévisions onusiennes prévoient une multiplication des chocs économiques et
climatiques dans les années à venir ce plan global sur la crise alimentaire et la volatilité des
prix agricoles devra impérativement:
• Engager la transition des modèles actuels de consommation et de production alimentaire vers des systèmes agro-écologiques et locaux à forte résilience (chocs économiques et climatiques);
• Mettre en place un ensemble de règles et de mécanismes sur les marchés agricoles, avec des autorités de marchés renforcées, l’exclusion des acteurs hors secteur agricole et la mise en place de stocks tampons régionaux, seuls capables de lisser les prix en cas de fortes variations;
• Agir pour une réduction des dépendances alimentaires nationales par la diversification des productions et des filières locales
• Mettre un terme au détournement de denrées agricoles vers des usages non alimentaires. Dans un monde où les prix du pétrole vont croissant, l’octroi de terres pour produire des agrocarburants par exemple entre directement en conflit à l’objectif de nourrir le monde;
• Exclure l’agriculture des accords de libre-échange
A propos de CCFD Terre Solidaire:
1ère ONG française de solidarité internationale.
Le CCFD-Terre Solidaire agit aux côtés des populations les plus vulnérables contre toutes les formes d’injustices, et en premier lieu, de ne pas souffrir de la faim. Régler le problème de la faim est un préalable à la résolution de toutes les autres injustices tels que l’accès à l’éducation, à la santé, la pauvreté…