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Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire @DR
Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire @DR

Dossier La spéculation sur le blé a des conséquences dramatiques (4/4)

Par Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire. Il intervient auprès des organisations internationales afin qu’elles prennent des mesures face à la flambée des prix alimentaires mondiaux.

La Toque Magazine : pourquoi le conflit russo-ukrainien a-t-il eu un impact aussi fort sur les prix du blé alors que les stocks et la production mondiale se portent très bien ?

Valentin Brochard : « Le conflit en Ukraine est survenu alors qu’on était déjà en hausse depuis plus de vingt ans sur le cours mondial des céréales (toutes denrées confondues). Sur le Matif (la principale bourse d’échange de blé meunier, voir ci-après), on constate la même chose : une tendance haussière depuis des années et une flambée subite et massive suite à l’agression russe. En 2021, le prix des céréales avait déjà prix plus de 30% ! La guerre a donc rajouté de l’huile sur le feu. Il faut surtout comprendre que les prix alimentaires mondiaux sont devenus extrêmement sensibles aux crises géopolitiques, aux aléas climatiques, aux chocs sociaux ou économiques… Cela s’explique, pour un part, par le fait que le système agroalimentaire est mondialisé et internationalisé. Il repose sur des échanges import/export à flux tendu. Toute tension sur ces flux se traduit au niveau des cours boursiers. Or ces dernières années, nous avons eu une multiplication des aléas climatiques extrêmes et une pandémie longue et éprouvante qui ont pénalisé la production agricole et les flux commerciaux dans certaines régions, notamment dans les pays en développement. Le conflit russo-ukrainien concerne aussi deux géants agricoles fortement orientés vers l’export qui détiennent à eux seuls le quart de la production mondiale de blé. La Russie est aussi le premier exportateur au monde de gaz naturel et d’engrais et le second pour le pétrole. L’agression russe de l’Ukraine a eu des conséquences économiques majeures et a grandement limité les capacités exportatrices de ces deux Etats. Cela a provoqué inévitablement des envolées délirantes des prix sur les marchés agricoles, en particulier sur celui du blé. »

LTM : Pourquoi l’inflation des prix semble hors de tout contrôle ? Y a-t-il des raisons structurelles ?

VB : « Il y a plusieurs raisons à l’inflation et à la flambée actuelle des prix alimentaires. Tout d’abord, les coûts de production et de transformation agro-alimentaire ont augmenté partout dans le monde dû à l’inflation du prix des énergies (gaz, pétrole) et des intrants (engrais, pesticides). Comme la production de ces intrants est dépendante du gaz et/ou du pétrole, les modèles agricoles intensifs sont les plus vulnérables à ces hausses des coûts de production. Ils sont aussi les plus polluants. Les systèmes agro-écologiques, bien plus décarbonés, ont bien mieux amorti ces hausses. La seconde raison est liée au manque de coordination politique au niveau international. La flambée des prix alimentaires mondiaux entraine toute une série de comportements qui vont avoir pour effet d’accentuer encore davantage cette hausse. Certains pays, comme la Chine, constituent des stocks massifs de céréales. D’autres, comme l’Inde et de nombreux pays africains, limitent leurs exportations alimentaires pour les réorienter vers leurs marchés nationaux. Si ces mesures sont compréhensibles (nourrir sa population est une priorité pour un Etat), elles impactent clairement la quantité des denrées disponibles sur les marchés internationaux et font donc grimper les prix. Or, il n’y a actuellement aucune vraie coordination internationale sur le sujet. Mais la principale raison de cette flambée, c’est qu’il existe actuellement une forte spéculation sur les marchés alimentaires. Quand le cours est haussier et que des évènements internationaux surviennent, les spéculateurs font des achats massifs virtuels qui ne vont pas alimenter l’économie réelle. Ce comportement accélère (ou même déclenche) la montée des prix. L’évolution des cours agricoles en bourse ne suit alors plus la logique libérale qui voudrait que le prix soit la résultante du rapport entre l’offre et la demande. Cela impacte l’économie réelle, qui n’a plus accès aux denrées à un prix juste, et précarise grandement l’accès à l’alimentation des populations pauvres. La faim n’est dès lors pas liée à un déficit de production au niveau global, mais à un problème d’accessibilité et de prix. Les gens meurent aujourd’hui de faim à côté de supermarchés pleins à craquer ! »

LTM : La spéculation n’a-t-elle pas toujours existé sur les bourses agricoles ?

VB : « La spéculation a en effet toujours existé. Elle est même une composante clef du bon fonctionnement des marchés agricoles quand elle est contrôlée et opérée par les commerçants. Le problème, c’est que les marchés ne sont pas assez régulés et on constate, à chaque crise, que la spéculation conduite par des fonds ou des banques d’investissements (qui n’ont rien à voir avec le commercé du blé) gagne en ampleur. Notre équipe s’est penchée sur les achats/ventes sur les cours du blé du Matif dès le début de l’agression russe en Ukraine. Cette bourse est la principale plateforme d’échange du blé tendre au niveau européen. Comme tous les marchés à terme, le Matif a été construit, pensé et structuré pour l’économie réelle afin d’avoir un outil accessible à toute la filière permettant d’assurer un prix juste sur l’ensemble du marché. Concernant le blé tendre, la plateforme garantissait donc initialement un prix fiable aux céréaliers, meuniers, négociants spécialisés et industriels de la boulangerie-pâtisserie. Entre 2020 et 2022, nous avons découvert que les volumes d’achats spéculatifs sont en moyenne passés de 40% à plus de 70%. Au plus fort du pic spéculatif (semaine du 8 juin 2022), 77,4% des acheteurs de blé sur le Matif étaient des spéculateurs financiers ! Actuellement, le Matif est clairement dévoyé : il n’est plus aux mains des entreprises de production ou de transformation, mais d’acteurs privés financiers qui détournent la logique du marché à leur profit. On constate les mêmes dérives sur la bourse de Chicago. La surreprésentation des positions spéculatives sur ces plateformes agricoles a un effet pervers : le cours n’est plus entrainé par l’équilibre entre besoins d’achat et de vente des commerçants, mais par le volume des transactions spéculatives virtuelles. Les conséquences sont dramatiques pour les économies réelles : les populations précaires ne peuvent plus se nourrir convenablement et les entreprises agro-alimentaires font moins de marge et perdent des clients. Les plus petites structures sont inévitablement les plus impactées. Que ce soit au Nord ou au Sud, toutes celles dont le business est dépendant des cours agricoles ont de plus en plus de mal à s’en sortir. L’encadrement des pratiques boursières n’est malheureusement pas dans le radar des politiques, les organisations internationales étant toujours dans l’idée que le marché se régule par lui-même et qu’il n’a pas à intervenir. D’ici là, on peut très bien imaginer d’autres voies pour sortir des achats de gros. »

Armand Tandeau, propos recceuillis lors de l’intervention de Valentin Brochard lors des 13èmes Rencontres de La Toque en octobre 2022

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