« L’un des problèmes des magasins physiques, c’est qu’il y a un décalage énorme entre ce que l’on voit d’une marchandise exposée et sa valeur intrinsèque, introduit Maxence Dislaire, consultant et formateur spécialisé dans les stratégies de digitalisation des points de vente (le phygital commerce**). La valeur intrinsèque c’est tout ce que l’on ne voit pas d’un produit. C’est son histoire : comment il a été fabriqué ; la noblesse des matériaux qui le composent ; la manière dont l’artisan a façonné son travail… Cette valeur intrinsèque agit de manière puissante sur nos émotions, et donc sur la valeur perçue. »
Or, ce spécialiste rappelle que les neurosciences ont démontré que 95 % du choix effectué dépend des émotions ressenties, et en premier lieu de celles mobilisées par la vue***. Si un article est mal mis en valeur, cela se ressent forcément sur ses ventes, par un phénomène que Maxence Dislaire appelle la « comorbidité du retail [vente au détail, NDLR] ».
1/ Susciter des émotions
Les produits commercialisés dans des points de vente physiques souffrent ainsi de ne pas susciter les émotions attendues chez le consommateur. Or, le digital est très efficace pour agir sur les ressentis via du texte et, surtout, des photos et des vidéos. Ainsi, des dispositifs digitaux présents en magasin peuvent compenser ce décalage (la dissonance émotionnelle) et même aller au-delà en racontant l’histoire de la marchandise et en démontrant sa valeur. « Les spécialistes du e-commerce utilisent cela de façon tellement efficace qu’ils parviennent à réaliser des ventes de plusieurs milliards d’euros sans que les clients puissent toucher ou repartir avec un produit, et sans lien avec les vendeurs, constate Maxence Dislaire. Cela fonctionne car Internet est une formidable machine à raconter des histoires et à susciter des émotions. »

« C’est devenu très important pour un client de savoir comment le produit est fabriqué, d’où proviennent ses ingrédients, la présence ou non d’allergènes, sa composition, etc. complète Lionel Broilliard, responsable du réseau artisans boulangers convaincus (ABC). C’est d’autant plus vrai pour les produits “plaisir”. Lorsque l’on offre un aliment ou qu’on le propose à ses invités, c’est valorisant de pouvoir expliquer en quoi il est exceptionnel. » La réussite du client passe ainsi par les informations et les émotions qui lui ont été délivrées, qu’il est ensuite à même de partager. Or, il est difficile pour un vendeur ou une vendeuse de consacrer systématiquement beaucoup de temps à cela, avec toujours un même enthousiasme. C’est en vue de supprimer cette limite que des dispositifs digitaux peuvent être imaginés.
« On peut réellement envisager de “gamifier” le magasin »
2/ Créer des contenus uniques
Travailler l’information et l’émotion autour d’un produit implique souvent, pour les boulangers, de créer leurs propres contenus photo, texte ou vidéo. Ils peuvent le faire eux-mêmes ou avec l’aide de professionnels. Il est toujours bon en la matière de suivre une ligne de conduite, en réfléchissant au message que l’on veut faire passer. « Tout le monde prépare des fournées de pains au chocolat pour le week-end. Si l’on souhaite communiquer autour de cela, il faut insister sur ce qui fait que la fournée est absolument unique et a de la valeur. Avec une valeur perçue plus forte, l’artisan dispose d’un levier pour faire accepter des prix de vente plus élevés », souligne le responsable du réseau ABC.

La digitalisation du point de vente est une occasion d’introduire ou d’amplifier la notion de jeu d’achat en boutique, de façon dynamique et attractive. « On peut réellement envisager de “gamifier” le magasin, explique ainsi Lionel Broilliard. La génération de clients âgés de 30-45 ans est tout à fait prête à cela. Elle semble même en demande et peut se trouver frustrée de ne pas retrouver ça en boutique. Par ailleurs, les moins de trente ans ont malheureusement tendance à ne pas fréquenter les boulangeries. Le phygital commerce est une piste pour les y attirer. »
L’inspiration en la matière peut provenir de réussites dans d’autres secteurs du commerce physique. Dans certains supermarchés se développent, par exemple, des dispositifs de “sommelier virtuel” pour aider les clients dans leurs choix, afin d’accorder vins et plats selon le budget de chacun. Des dispositifs similaires pourraient être envisagés autour des accords pains et plats, avec des sommeliers du pain virtuels.
Des techniques permettent déjà d’évaluer le succès de ces formules, notamment à travers la mesure des taux d’engagement et de conversion. Les écueils sont souvent déjà connus, comme le syndrome du paresseux. Maxence Dislaire pointe également les bornes de vente interactives : « Souvent, le commerçant y met en consultation son site de e-commerce. Or, se rendre en magasin pour effectuer un achat qu’on aurait pu faire depuis chez soi apporte peu de valeur ajoutée. Par ailleurs, ce type de borne suppose pour le client de renseigner ses codes bancaires sur un terminal qui ne lui appartient pas. Cela défie toutes les règles de prudence, souligne le spécialiste. En l’absence de personnel dédié, celui-ci devra, en outre, quand même faire la queue. »
3/ Expérimenter
Le numérique fait partie de nos vies depuis de nombreuses années et pourtant la digitalisation des magasins n’en est qu’à ses balbutiements. « Il n’existe d’ailleurs pas de définition officielle du phygital. Le phygital n’est pas enseigné et il n’y a pas d’école dédiée », déplore Maxence Dislaire, qui effectue tout un travail d’évangélisation sur le sujet.
Du côté des artisans boulangers et pâtissiers, il reste encore beaucoup d’expérimentations à conduire pour inventer les points de vente du futur. Ceux-ci devront prendre en compte les connaissances déjà acquises sur le sujet. Ils seront conçus pour résister aux nouvelles formes de commerce sans magasin (dark store, dark bakery) et pour attirer toutes les tranches d’âge, notamment les plus jeunes. Ils devront tirer le maximum de valeur ajoutée de leur présence physique, mais aussi des savoir-faire artisanaux déployés. Cela passera, entre autres, par de nouvelles formes de “faire savoir”.
* Épisode 1 à retrouver dans le numéro de janvier ou ici.
** Le phygital commerce est le phygital appliqué au commerce, à l’image du e-commerce qui représente l’Internet appliqué au commerce.
*** Ariely D. C’est (vraiment ?) moi qui décide : les raisons cachées de nos choix. Paris : Éditions Flammarion ; 2016.
