Au cœur de l’été brûlant de 2022, un artisan boulanger qui préfère rester anonyme écrit un long post sur Instagram. Il ose y parler de «la pénibilité, une caractéristique régulièrement oubliée lorsqu’on parle de notre métier. Pendant les journées de production, je me remémore souvent deux phrases que m’ont dites d’anciens boulangers. La première est que, s’il est facile de devenir boulanger, ça l’est beaucoup moins de l’être tous les jours (Jacques Dégerine). Lorsqu’on enchaîne les tâches de façon quotidienne, et ce, tout au long de l’année, le corps s’use. Il s’abîme à porter des bacs, des sacs, des planches. Il se vrille et s’étire à attraper des pains qui cuisent en haut des fours. Il transpire en cas de fortes chaleurs dans les fournils peu aérés et sans air conditionné ».

Plus loin, l’auteur du post cite Guy Boulet : « Cet illustre représentant des artisans boulangers dans les années 1990 disait que le travail des mains libère l’esprit. Malgré tous les aspects laborieux, il est étonnant de se rendre compte qu’à force de répétition des tâches physiques, l’esprit peut avoir la volonté de comprendre le fameux rapport au vivant, la conduite de la fermentation, les évolutions des pâtes, qui deviennent des pains ou des viennoiseries. »
D’après ce professionnel : « Au bout de cinquante heures, on est cramé. Et on s’apitoie sur son sort pour peu que les problèmes s’accumulent, qu’ils soient d’ordre financier ou quand une personne s’absente et que les autres doivent absorber son travail », explique-t-il à La Toque Magazine. Sa consœur Alice Quillet, qui a co-créé les boulangeries parisiennes Ten Belles Bread (Paris, 11e), confirme : « C’est un métier qui est très difficile physiquement. Je pensais qu’être cuisinière était fatigant : être boulangère l’est encore plus. Nous soulevons une demi-tonne de pâte, plusieurs fois par jour, dans des bacs de vingt-cinq kilos. »

Se ménager
Selon l’Institut national de recherche et de sécurité les travailleurs en horaires atypiques sont davantage soumis à des polyexpositions. Ils ont des comportements et un état de santé plus dégradés et sont plus touchés par l’isolement social et des soucis d’articulation vie professionnelle/vie personnelle*.
Qui veut aller loin ménage sa monture… Oui, mais comment ? Les procédés de fabrication comme le pointage au froid et les longues fermentations sont adoptés par de nombreux fournils pour réduire le temps de travail de nuit. D’autres artisans font le choix de retarder les horaires d’ouverture de la boutique. Au Pain de la Terre à Peyrolles-en-Provence (Bouches-du-Rhône), Pierre Leconte et Pascal Glaenzer travaillent en matinée pour mettre en vitrine à 15 heures.

Adapter son organisation
Ils transfèrent des matières premières dans des bacs de 5 kg, plus faciles à déplacer. Et des supports à roulettes permettent de porter le moins possible. « Nous nous entraidons beaucoup et soulevons à deux ce qui est lourd, poursuit Alice Quillet. Nous avons modifié le pétrissage pour avoir à faire moins de rabats sur la pâte. » L’entrepreneure n’hésite pas à offrir un taxi à ses employés qui débutent au milieu de la nuit.

Un artisan qui produit six jours par semaine indique qu’il a appris à déléguer certaines tâches à ses salariés. Il leur demande de faire la caisse et de déposer l’argent à la banque ou encore de créer les dossiers fournisseurs, les commandes, etc. « Il n’est pas forcément indispensable de passer une heure à négocier au téléphone pour économiser dix centimes sur une facture… ni de s’épuiser devant l’écran l’ordinateur en fin de journée. Mieux vaut passer du temps en famille », estime-t-il.
L’organisation du travail peut aussi soulager la dureté des tâches pénibles et répétitives. À Annecy (Haute-Savoie), François-Xavier Delemotte fait tourner ses cinq boulangers à tous les postes : « La personne au pétrin ne va pas y passer sa journée. Elle se fait relayer et vient servir les clients, par exemple. » La boulangerie Aristide ouvre à 10 heures. Certains pains cuits partiellement la veille sont remis au four puis vendus. Une façon de réduire la charge mentale.

L’ergonomie du fournil a son importance quand on souhaite améliorer la qualité de vie au travail. Il est ainsi possible de rehausser la plonge et les plans de travail, « à hauteur de mon coude », précise Antoine Caillon, boulanger à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume (Var). L’un de ses formateurs à l’Institut national de la boulangerie-pâtisserie a arrêté le métier, pour cause d’allergie à la farine : « Il nous encourageait à travailler avec des masques mais, question confort de travail, c’est zéro. J’évite de verser la farine de trop haut pour ne pas créer un nuage », explique-t-il. Aspirer très souvent permet de travailler dans un local le plus propre possible.

Troubles musculosquelettiques et maux de tête sont fréquents, mais ce qui est pesant pour beaucoup de professionnels est l’absence répétée de week-end et de jour férié. À Seynod (Haute-Savoie), Yvan Masset a choisi de fermer les 25 et 31 décembre pour rester en famille car, pour lui, « croiser le regard de [ses] enfants est alors le plus important ».
