Pitchs, tables rondes, levée de fonds : quand les usages — et le vocabulaire — des incubateurs d’entreprises de la tech rencontrent l’ambition de nouveaux profils d’entrepreneurs du secteur plusieurs fois centenaire des métiers de bouche, cela donne Service Compris. Rencontre avec Romain Amblard qui a cofondé cet “incubateur Food” en 2018, sur le modèle de ceux de la tech — il en a dirigé un, Numa, pendant trois ans —, avec deux restaurateurs reconvertis comme lui. L’entreprise, également centre de formation, organise à Paris les 16 et 17 mars prochains son deuxième Foodorama, salon entièrement dévolu à ces porteurs de projets.
La Toque magazine (LTM) : Pourquoi avoir fondé Service Compris ?
Romain Amblard (RA) : Créer des commerces de bouche et des restaurants, c’est à la fois extrêmement simple — parce qu’à part une formation sur l’hygiène et un permis d’exploitation, il y a très peu de barrières à l’entrée — et extrêmement compliqué. Et ce d’autant plus, qu’il y a de plus en plus de tensions sur les chiffres, qu’il faut dorénavant maîtriser le marketing, l’image, ce qu’il y a dans l’assiette… Pourquoi l’entrepreneur high-tech bénéficie-t-il d’un certain nombre d’évolutions et de transformations — l’accompagnement en fait partie — et pas celui qui porte un projet dans ces secteurs ? Nous [Romain Amblard est associé à Julien Fouin et Ludovic Dardenay à la direction de Service Compris, NDLR] nous sommes dit au départ que nous allions aider ceux ayant d’autres idées, d’autres manières de manager, à entrer dans ce secteur, à mieux y réussir et à mieux se développer. C’est la voie que nous-mêmes avions empruntée, avec une double reconversion : “Je veux devenir entrepreneur alors que je ne l’ai jamais été — ou dans un autre domaine —, et j’ambitionne de le faire dans un secteur dans lequel je n’ai jamais travaillé”.

LTM : De quoi la reconversion dans la Food est-elle le nom, pour reprendre l’intitulé de l’une des tables rondes de Foodorama ?
RA : Les futurs food entrepreneurs, comme on les appelle, que Service Compris accompagne sont reconvertis à 90 %, n’ont jamais entrepris et/ou n’ont jamais travaillé dans la restauration et les métiers de bouche. Nous dénombrons un tout petit peu plus de femmes que d’hommes, avec une moyenne d’âge de 32 ans. Ces porteurs de projet sont issus d’un mouvement global : le covid, le télétravail, le réalignement vie professionnelle-vie personnelle, la quête de sens — avec l’envie d’être son propre patron —, et une rareté toujours plus grande des carrières linéaires. C’est ce nouveau rapport au travail, presque sociétal, qui nous a confortés dans l’idée qu’il fallait guider ces gens-là, leur donner les clés pour réussir. Parce que, encore une fois, avec un peu de sous, du temps et de l’envie, n’importe qui — ou presque — peut monter un restaurant ou un commerce de bouche : avec beaucoup d’usure, de difficultés, des fermetures, et des gens qui passent à autre chose en perdant un peu leur fond de culotte au passage.
LTM : Ce mouvement s’accompagne-t-il d’une montée en gamme de l’offre ?
RA : Plutôt d’une diversification des modes de consommation, avec les food trucks, les tiers-lieux, les cantines du midi, le monoproduit, des choses un peu expérientielles. Des offres plus conceptuelles, plus marketées, moins traditionnelles que celles des bistrots ou des brasseries.
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Il s’agit selon nous de structurer tous ces gens qui arrivent et qui sont bons en chiffres, en marketing, en finance, en management, très motivés et bien organisés. Avec des points sur lesquels ils sont peut-être mieux équipés que les entrepreneurs traditionnels, mais en même temps un manque d’autres compétences : le sens du commerce, par exemple. Trouver les financements, un lieu, structurer une carte, aider à embaucher : nous essayons de boucher les trous entre ce qu’ils savent et ne savent pas encore faire avec du mentorat, de l’accompagnement et l’accès à un certain nombre de ressources (lire encadré). Moi, par exemple, je ne suis pas chef : je suis incapable de construire les 25 fiches techniques d’un menu. Par contre, je connais des gens qui savent très bien le faire. Nous sommes persuadés qu’une très grosse partie du succès d’un restaurant ou d’un commerce de bouche se construit avant l’ouverture. Les futurs entrepreneurs ont accès à une communauté : des messageries téléphoniques avec tous ceux qu’on a accompagnés, un annuaire d’experts issus du carnet d’adresses de nos mentors… Le but c’est qu’ils arrivent en meilleure forme à l’ouverture, en ayant pris le moins de risque, et dépensé le moins d’argent inutile possible.
LTM : Les projets accompagnés par votre programme Accélération sont surtout de taille modeste, il s’agit de snacking, de pâtisseries…
RA : Nous aidons au premier. Souvent, les entrepreneurs ne passent pas de : “Je n’ai jamais entrepris, jamais ouvert de restau” à “J’ouvre un établissement de 120 couverts”. Le groupe Bao Family, par exemple, a commencé par Petit Bao — et c’est sur cette adresse qu’on les a accompagnés —, avant d’ouvrir Gros Bao, 160 couverts, Gros Bao Marseille, Bleu Bao, Bao Express, etc. Alice Tuyet et Christian Störi, de Daimant Collective, ont d’abord inauguré une petite sandwicherie en plein covid, Plan D, rue des Vinaigriers dans le 10e arrondissement de Paris ; ensuite, ils ont ouvert Faubourg Daimant, 80 couverts, très ambitieux. Là ils installent un deuxième Faubourg Daimant, place du Marché-Saint-Honoré, dans le 1er arrondissement, encore plus ambitieux que le premier. Alors nous en avons bien quelques-uns plus importants — nous sommes en train d’accompagner un chef gastronomique qui vise l’étoile Michelin pour son premier restaurant, par exemple —, mais il est plutôt question de projets à taille humaine qui parfois grandissent, se démultiplient. La montagne est déjà suffisamment haute. Nos alumni [“élèves”, en latin, terme utilisé dans les grandes écoles et à Service Compris pour désigner les anciens élèves, NDLR] apprennent beaucoup de choses d’un coup : ils le font avec intelligence, en montant en puissance. Il s’agit aussi de gens qui ne veulent pas forcément bosser tous les week-ends, tous les soirs. Donc ils ouvrent de 10 heures à 18 heures, plutôt une cantine du midi.
LTM : Et ce ne sont pas tous des cuisiniers…
RA : La plupart n’ont pas de connaissances culinaires et dans les concepts qu’ils créent, l’assiette est plutôt moins importante que pour un bistrot classique. Ils proposent du monoproduit mais avec une super expérience, déclinée sur le numérique… Si vraiment la cuisine est essentielle, ils s’associent à un chef. Ce qu’ont fait Bastien Peccoux et Alexis Gracio de Delhi Bazaar, avec un chef bangladais, Eqbal Hossain, qui a des parts dans leur restaurant rue Servan [Paris 11e] et dans tous leurs futurs établissements : parce qu’ambitionner de dépoussiérer la cuisine indienne en n’étant ni chef ni de la région soi-même, c’est compliqué. Par contre, il y a des projets — bien pensés en amont — où le cuisinier n’est que salarié, avec parfois l’intervention de chefs consultants pour calibrer la carte parce que la proposition en termes de food est bien maîtrisée mais pas ultra-originale. Il ne peut pas y avoir que des gens avec une formation culinaire qui ouvrent des restaurants. Les cuisiniers ne sont pas toujours les personnes les plus organisées, les plus habiles avec les chiffres. Ce ne sont pas non plus celles qui ont le sens du management le plus aiguisé. Je pense que les gens ont un peu quitté le monde de la restauration à cause de certains de ces travers. En revanche, monter une pâtisserie en son nom sans être soi-même pâtissier, c’est compliqué. Arnaud Ryckebush, de Tartelettes, a passé son CAP pâtisserie pendant notre accompagnement, ça prouvait aussi sa motivation. Les fondateurs des chocolats Plaq, rue du Nil à Paris [2e arr.], qu’on a accompagnés, ont été obligés de se former à la torréfaction et à la pratique du chocolat. Quand le projet a une exigence ou un marqueur culinaire très forts, on encourage l’entrepreneur à se former.
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LTM : Parlez-nous de Foodorama, organisé pour la deuxième année les 16 et 17 mars prochains à Paris.
RA : Nous avons organisé une première petite édition en février 2024, d’une demi-journée. Ça a tellement bien marché que nous avons décidé de faire la même chose cette annnée, sur deux jours. Dans un même lieu, c’est tout ce que l’on fait depuis six ans. On va parler recrutement, financement, reconversion, économie, réseaux sociaux… Il y aura quelques chefs invités, mais aucune table ronde n’a pour thématique le contenu de l’assiette (lire encadré). Un rendez-vous comme celui-là nous paraissait manquer : les salons dédiés à l’entrepreneuriat ne parlent pas de restauration et ceux autour de l’hospitalité au sens large évoquent assez peu l’entrepreneuriat. Avec Foodorama, nous sommes à la croisée de ces deux univers. Il y aura douze tables rondes de trois invités experts modérées par un journaliste, quatre concours de pitchs de porteurs de projet pour trouver des associés ou des investisseurs. Avec à la fois de tels profils d’entrepreneurs et d’autres qui veulent lever des fonds ou postuler au programme Accélération… Une quarantaine de partenaires exposants — expert-comptable, agent immobilier, architecte, avocat spécialisé… — seront également présents, qui présenteront leurs services et avec qui on organise pour certains des rendez-vous commerciaux appelés Speed datings pendant le salon.
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