Sur le site d’annonces gratuites SOS Villages (du groupe TF1), les “charmants villages” rivalisent de photos aguicheuses et détaillent leurs atouts : “commune dynamique”, “à proximité d’un axe passant”, “potentiel de développement”, “cadre agréable”, “clientèle sympathique”, “fournil équipé et rénové”, “loyer négociable”… Certaines annonces sont postées par des boulangers sur le départ, d’autres émanent de mairies.

C’est via ce site que le village de Lignières-Orgères, en Mayenne, a recruté son boulanger. Sur sept candidats reçus, un seul s’est finalement dit intéressé. La municipalité, propriétaire des murs, avait équipé le fournil de matériel neuf. « Il est resté deux ans avant de fermer pour liquidation judiciaire, soupire le maire, Raymond Lelièvre. Selon la chambre des métiers, il faut 1 700 habitants pour une boulangerie ; notre commune n’en compte que 750, et il y a de la concurrence alentour. »
Des maires dans le pétrin
Cette dernière ne vient pas tant des deux boulangeries artisanales situées à 5 km, que des grandes chaînes installées en sortie de bourg. « Les gens qui travaillent en ville s’arrêtent dans la zone d’activité où ils sont sûrs de trouver ce qu’ils veulent, alors que dans la boulangerie du village, le soir, il ne reste pas toujours de choix. Une petite boulangerie ne peut pas offrir une large gamme, qui entraînerait des stocks et des risques d’invendus. »
Fin janvier, le maire a redéposé une annonce sur SOS Villages. Pour faire revenir un boulanger dans sa commune dépourvue de commerce alimentaire et dont le dernier café a fermé, il se dit « prêt à faire un effort sur le loyer ».
Nombreux sont les maires à se retrousser les manches pour assurer à leurs administrés leur pain quotidien. À Jaulnay, dans les Deux-Sèvres, Maurice Talland passe même derrière le comptoir. Depuis les années 2000, la commune de 260 habitants qu’il administre, proche d’un axe routier sur lequel défilent chaque jour 2 000 véhicules, peinait à recruter – et surtout, à garder – un boulanger. « Un dimanche, j’ai réuni le conseil municipal et proposé de monter une association, raconte l’édile. Les bâtiments constituant la boulangerie appartenaient à la commune. Le fournil a été transformé en salon de coiffure et le labo de pâtisserie en institut de beauté ; le logement est loué à un jeune, et nous avons gardé le magasin de 50 m². Nous sommes vingt bénévoles à nous y relayer six jours sur sept, de 7 h 30 à 13 heures, pour vendre un pain de qualité fabriqué par un artisan boulanger installé à six kilomètres. »
L’association Le Débit de pain propose également un rayon épicerie – minoritaire dans le chiffre d’affaires. L’association vend à tous, adhérents ou non. Elle ne vit que de la réduction concédée par le boulanger. « Il nous livre pains, gâteaux et viennoiseries avec une ristourne de 15 %, explique Maurice Talland. Nous vendons au même prix que lui le fait en boutique. Quand il est en congé, nous prenons le pain chez un autre boulanger, à huit kilomètres. Lui ne livre pas mais nous fait une remise de 20 %. »
L’association tourne depuis 2016 avec un fonds de roulement de 10 000 € et des recettes journalières de 80 à 200 €.
Ce magasin reste un lieu de passage, et de discussions à bâtons rompus – un rôle social que n’aurait pas rempli le distributeur automatique de pain, dont l’installation a été brièvement envisagée. « Il ne manque que l’odeur du pain chaud… », concède le maire, conscient aussi que tout cela repose sur l’implication des bénévoles.
Une entreprise associative
À Parly, dans l’Yonne, un autre modèle a été imaginé. « La boulangerie fonctionne comme une entreprise, mais gérée par un bureau associatif », explique François Beaudoir, président de Parly moi d’amour. Cette boulangerie associative a été créée après le départ en retraite du boulanger, seul commerçant de ce village de 800 habitants entouré de hameaux (soit environ 2 000 clients).
Six mois après son ouverture en juillet 2020, les prévisions de vente ont été dépassées, amenant à augmenter la masse salariale et à étendre les horaires d’ouverture. Aujourd’hui, l’organisme salarie deux boulangers-pâtissiers et deux vendeuses.
La boutique est ouverte plus de 60 heures par semaine, du mardi au dimanche, mais elle bute sur les limites du modèle associatif. « C’est chronophage et repose sur très peu de bénévoles car les gens ont du mal à s’engager », constate François Beaudoir. Lui qui est chef d’entreprise dans un secteur tout autre, porte l’organisation avec sa compagne et deux autres membres fondateurs.
« Il faudrait trente bénévoles assidus pour être viable car du temps de bénévolat est nécessaire pour assurer les ventes lors des jours de repos des vendeuses, et pour livrer les dépôts de pain et les écoles. Fiscalement, nous sommes une entreprise soumise aux mêmes charges et taxes que les autres, poursuit-il. Cela oblige à générer du chiffre d’affaires. Or, en boulangerie, le panier moyen est limité, même avec les produits d’épicerie qui représentent 30 % de notre chiffre d’affaires. Aujourd’hui, ce dernier est en baisse, car les ménages qui perdent du pouvoir d’achat se tournent vers les offres promotionnelles des chaînes de boulangeries. Or, nous avons toujours les mêmes charges ! Un artisan indépendant peut prendre sur lui pour passer un cap difficile mais nous nous ne fonctionnons qu’avec des salariés avec un temps de travail légal et des salaires fixes. »
Des discussions ont été entamées avec un artisan boulanger motivé pour reprendre le fonds de commerce. François Beaudoir est confiant : « Quand tout va bien, les gens privilégient la qualité et le commerce de proximité plutôt que les prix bas. Certains font des kilomètres à vélo pour acheter du bon pain ! »
“Une boulangerie exige du savoir-faire”
Ce n’est pas Yannick Vilcocq qui le contredira. Le fondateur de SOS Campagnes, spécialiste de la vente de fonds de commerce en milieu rural, est clair : « Tout le monde peut reprendre un bureau de tabac, mais une boulangerie exige du savoir-faire car c’est la qualité du produit qui génère du passage.

Or, il est plus difficile de générer du chiffre d’affaires dans les campagnes, où les habitants sont peu nombreux et le pouvoir d’achat moins élevé. Des activités connexes sont souvent nécessaires, mais les boulangers n’ont ni le temps de tout gérer ni les moyens d’embaucher. Beaucoup recourent ainsi à des pâtisseries industrielles surgelées pour étendre leur offre. »
Les zones rurales ont aussi des atouts. « La rentabilité de l’affaire n’est plus le seul critère d’achat. De plus en plus de boulangers recherchent le cadre et la qualité de vie ; et, en zone rurale, beaucoup de collectivités sont prêtes à aider à leur installation. »
Boulanger ambulant
Plutôt que de se fixer quelque part, Clément Bruneteau a choisi, lui, d’aller de village en village. Il fabrique chez lui ses pains au levain et ses viennoiseries trois jours par semaine et les livre le lendemain au cours de tournées, consacrant une heure à chaque bourg. « J’ai grandi à la campagne où il n’y avait rien : je me sentais plus utile en apportant ce service dans des communes dépourvues de commerce qu’en ouvrant une boutique en ville », explique le boulanger ambulant.
En livrant des grappes de communes rapprochées les unes des autres dans un rayon de 20 km autour de son domicile, il parcourt 100 km par semaine. L’affaire tourne bien, avec 80 kg hebdomadaires de pain vendus, sans compter les viennoiseries. « Beaucoup de gens passent commande, donc je suis sûr de vendre ce que je fabrique. J’avais pensé à proposer de l’épicerie mais les clients ont leurs habitudes. Ils continuent à faire leurs courses en grandes surfaces et achètent désormais leur pain au camion. Ils viennent pour trouver une certaine qualité de pain, et parce que mon camion crée de la vie dans des communes où il n’y a parfois ni service ni activité. » Le boulanger itinérant ne livre ni dépôt de pain ni collectivité ni distributeur automatique : « Cela demande un approvisionnement quotidien. Or, dans mon fonctionnement, je ne peux fabriquer qu’un jour sur deux. »
Automates vendeurs
Depuis douze ans cependant, des automates ont poussé à la campagne. Simple distributeur ou machine cuisant les baguettes à la demande : dans les deux catégories, les fabricants se félicitent de ventes en croissance.
L’installation est parfois demandée par une collectivité ayant trouvé un boulanger pour l’approvisionner ; d’autres fois, l’initiative vient d’un boulanger désireux de vendre même quand son rideau est baissé (beaucoup de boutiques rurales ferment en début d’après-midi).
Les tarifs et les options varient selon les fournisseurs. Ledistrib, qui a installé plus de 6 000 automates, parle de 400 baguettes vendues par mois pour rentabiliser la machine, laquelle s’acquiert neuve à 17 500 €, ou se loue avec option d’achat autour de 350 €/mois (auxquels s’ajoutent 10 à 20 € d’électricité). Pour un terminal cuisant les baguettes, la location coûte plus cher – autour de 650 €/mois chez Pani Vending – et la consommation énergétique est aussi plus élevée (autour de 1 000 kWh/mois).
Stéphane Patte, patron de la boulangerie Au Pavé Déchynois dans le Nord, approvisionne quatre distributeurs (Ledistrib et Quali distrib) après avoir été sollicité par des maires. « Je fixe mes critères d’emplacement car un maire veut souvent installer le distributeur dans le centre bourg, mais il ne sert alors que les villageois, témoigne-t-il. En le plaçant sur un axe passant, on quadruple les ventes ! estime-t-il. Je fais une première tournée de quarante minutes à six heures, puis je réapprovisionne une à trois fois dans la journée, en fonction des ventes que je vois en temps réel sur mon smartphone. Je dépose une offre variée : pains, viennoiseries, galettes des Rois… »
La baguette vendue 1 € au magasin l’est à 1,05 € au distributeur pour couvrir les frais de livraison, de location et d’électricité. Une seule mairie lui fait payer l’emplacement (220 €/an). Avec en moyenne 240 baguettes et 40 pains vendus quotidiennement, et des viennoiseries le week-end, les machines réalisent 10 à 15 % de son chiffre d’affaires. « Cela a comblé le recul du chiffre en magasin et m’a même permis d’embaucher ! Et cela m’a fait connaître. » Des maisons de retraite qui allaient chercher leur pain au distributeur ont ensuite contacté le boulanger pour qu’il leur livre des galettes des Rois pour L’Épiphanie, en direct, cette fois.