Les plateformes boursières des matières premières ont été créées à l’origine pour équilibrer les échanges entre les acteurs économiques (producteurs et acheteurs) et établir un prix juste entre l’offre et la demande. Quand il y a une baisse de la production ou une augmentation de la demande (quelle qu’en soit l’échelle), on comprend aisément que le prix augmente. Ces principes fondateurs sont aujourd’hui bousculés par la spéculation excessive qui met en péril l’économie réelle et la viabilité même du système boursier. Pour bien comprendre la situation, prenons le cas du blé meunier sur le marché à terme international de France (Matif), une bourse basée à Paris dédiée aux achats de contrats à terme sur divers actifs financiers (dont certaines denrées alimentaires).
Déconnexion du réel
En 2022, nous avons assisté à une flambée vertigineuse du cours du blé meunier à la suite de l’agression de l’Ukraine par la Russie (le 24 février). La tonne de blé est passée de 250 € mi-février à près de 430 € mi-mai, pour osciller ensuite entre 310 et 360 € pendant plusieurs mois, à un niveau bien supérieur aux 200 € de 2020 (le cours a grimpé légèrement en 2021). La guerre a eu, il est vrai, un impact réel sur la production de blé tendre en Ukraine et sur les volumes exportés, mais la production mondiale du blé tendre n’en a guère souffert (elle a atteint 760 Mt en 2022 contre 750 Mt en 2021). Le cours n’est en fait plus réellement corrélé à la disponibilité mondiale de ce blé.
Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire pour le Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre solidaire (CCFD-Terre Solidaire), connaît parfaitement la problématique des denrées alimentaires, notamment du blé meunier. « L’évolution des prix en bourse ne suit plus la logique libérale qui voudrait que le prix soit la résultante du rapport entre l’offre et la demande, explique-t-il. Il y a plusieurs raisons à cela, la principale étant liée à la spéculation [qui consiste à acheter à prix bas et à revendre à prix haut, uniquement dans l’objectif de réaliser une plus-value, NDLR]. Notre équipe s’est penchée sur les achats/ventes sur les cours du blé du Matif, qui est la plateforme des céréaliers, des meuniers, des négociants et des industriels de la boulangerie-pâtisserie au niveau européen. Comme tous les marchés à terme, poursuit-il, le Matif a été construit, pensé et structuré pour l’économie réelle afin de disposer d’un outil accessible à toute la filière qui assure un prix juste sur l’ensemble du marché. Entre 2020 et 2022, nous avons découvert que les volumes d’achats spéculatifs sont passés de 40 % à plus de 70 % (et même 80 % au moment des pics !). Le Matif n’est donc plus aux mains des entreprises de production ou de transformation mais des banques ou des fonds d’investissement, qui cherchent à gagner de l’argent en détournant la logique du système », conclut-il.
Une spéculation anarchique
La surreprésentation des spéculateurs sur le marché a un effet pervers : le cours n’est plus entraîné par le volume des échanges de marchandises physiques, mais par celui des transactions spéculatives virtuelles (sans mouvements de marchandises). « Le Matif de Paris est donc aujourd’hui clairement dévoyé, poursuit l’expert, comme la Bourse de Chicago [États-Unis] qui est également dédiée aux achats de blé tendre. Sur les denrées alimentaires de base, les conséquences peuvent être dramatiques pour les populations (famine, insécurité alimentaire, émeute, etc.), ainsi que pour les activités agroalimentaires. Les plus petites entreprises sont inévitablement les plus impactées. Que ce soit au Nord ou au Sud, l’artisanat traditionnel ne peut pas s’en sortir, à moins de déconnecter ses achats des cours boursiers pour emprunter d’autres voies, basées sur la vente directe en circuit court », conseille-t-il.
Les tentatives politiques de cadrer le système par la voie législative ont permis de très maigres avancées. Le lobbying économique (en vue de faire entendre la voix des entreprises) pourrait être une piste à soutenir. Autrement, il n’y a guère d’autres alternatives que de renforcer les relations directes entre producteurs et transformateurs.

Conversion aux circuits courts
En filière blé-farine-pain, le business model le plus évident à l’échelle individuelle est évidemment celui du paysan boulanger. L’approche se développe fortement en France mais tient plutôt d’une logique agricole qui vise à valoriser ses productions. La boulangerie artisanale peut aussi renforcer la part des achats en vente directe auprès de petits producteurs et transformateurs locaux. Cette stratégie (qui progresse nettement également) est, certes, chronophage, mais un artisan a-t-il vraiment le choix aujourd’hui ? Les places de marché digitalisées spécialisées en vente directe BtoB (qui arrivent en restauration, comme Occit’alim ou Promus) pourraient faciliter la conversion. L’établissement de contrats annuels avec engagements réciproques permettrait aussi aux boulangers-pâtissiers de sécuriser leurs achats (en termes de volume, de qualité et de prix) et aux producteurs de limiter les ventes à perte et d’améliorer leurs marges. Tout le monde gagnerait en sérénité, en visibilité et en stabilité. Que ce soit dans les villes ou dans les campagnes, la relation contractuelle en vente directe est largement démocratisée en BtoC (notamment via les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). Pourquoi ne se généraliserait-elle pas en BtoB, au moins pour les ingrédients de base (lait-beurre-crème, œufs, fruits et légumes, produits céréaliers, charcuteries et viandes, etc.) ?
Initiatives innovantes
Concernant la farine boulangère, le renforcement des contrats de filière en production céréalière va aussi dans le bon sens, surtout quand le cahier des charges donne l’opportunité de se libérer des cours boursiers. Citons bien sûr le label Agri-éthique qui connaît un succès grandissant en France (et s’étend aujourd’hui à près de cinquante familles de produits) et permet aux agriculteurs d’engager une production en connaissant dès le départ le prix payé à la récolte (contrat sur trois ans à prix fixe). Saluons aussi les initiatives collectives à l’échelle d’un territoire, comme Lou Pan d’Ici – la baguette 100 % Sud – qui se développe en Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca).

Le projet est porté par trois coopératives agricoles (Arterris, Duransia et la coopérative agricole du Pays de Loire), par trois petits moulins familiaux (moulin Céard, minoterie Giral et minoterie Tarascon) et par près de 200 boulangeries artisanales partenaires (après deux ans seulement d’existence). Il a été soutenu dès le départ par la région Paca, qui a notamment accompagné les porteurs de projet dans l’élaboration du business model. « Cette filière courte est inédite en France, témoigne Guillaume Céard, président de l’association Lou Pan d’Ici et directeur général du moulin Céard. Elle assure un revenu garanti aux agriculteurs en déconnectant le prix du blé des cours mondiaux et en l’ajustant aux coûts de production réels. Quelque temps avant la moisson, le montant des différentes charges qui s’appliquent aux exploitations régionales (intrants, mécanisation, main-d’œuvre, etc.) est déterminé globalement, détaille-t-il. À l’aide d’une prévision de rendement, est défini un coût de revient moyen. De cette manière, on peut proposer chaque année un prix fixe aux agriculteurs qui vient couvrir leurs charges et leur permet de vivre de leur travail. On leur offre ainsi une visibilité et une stabilité sur le prix. On sécurise aussi la plus grosse part du prix de la farine. Pour pérenniser ce modèle agricole innovant, nous demandons simplement aux consommateurs dix centimes de plus que le prix de la baguette de tradition française habituelle. »

Un modèle responsable et équitable
Les producteurs sont toujours libres de sortir de la coopérative et de la filière. « Il est vrai que si le prix du blé sur les marchés mondiaux dépassait durablement le prix contractuel, les agriculteurs pourraient être tentés de sortir. Mais je pense qu’il y a peu de chances qu’une telle situation se produise, ajoute-t-il. Les agriculteurs et leurs coopératives préfèrent bâtir avec leurs clients – les meuniers – des partenariats solides sur le long terme, surtout quand ceux-ci garantissent une juste rémunération. Ajoutons que, du fait du climat, le rendement du blé en Paca (entre quatre et cinq tonnes par hectare) est plus faible que la moyenne nationale (sept tonnes par hectare en moyenne) et les surfaces des exploitations sont relativement petites. Mais la qualité technologique et sanitaire est en général très bonne et le recours aux intrants (engrais, pesticides) est le plus bas de France, poursuit-il. Le succès de la démarche auprès des agriculteurs se mesure aussi par les surfaces dédiées à la filière, qui représentent 6 % des surfaces régionales cultivées en blés tendres après trois ans », ajoute-t-il.Notez que la région Paca soutient cette initiative collective car les cultures céréalières façonnent les paysages, limitent les risques d’incendie et redynamisent l’activité économique locale. Le projet permet aussi aux derniers moulins locaux de se différencier en garantissant – pour la première fois dans la région – une gamme de farines 100 % locale. Sortir de la dépendance boursière joue aussi clairement en faveur du développement durable.
Cinq stratégies décarbonées pour minimiser le risque spéculatif
1. Produire sa propre électricité en autoconsommation (surplus revendu à EDF ou stocké sur site). Solutions techniques : panneaux photovoltaïques, turbines hydroélectriques, éolienne individuelle, etc.
2. Récupérer la chaleur fatale libérée au moment de la cuisson et de la production de froid. Solutions techniques : voir La Toque Magazine N°341, p. 30.
3. Chauffer et cuire à la biomasse-énergie (bois bûches, granulés de bois, noyaux, miscanthus, etc.). Solutions techniques : four boulanger à foyer bois, brûleur fixe ou mobile, chaudière à bois/à pellets, etc.
4. Chauffer et cuire à l’énergie solaire. Solutions techniques : four solaire, panneaux et radiateurs solaires, chauffe-eau solaire ou thermodynamique, chauffage thermodynamique, etc.
5. Privilégier les fournisseurs et les offres d’électricité qui s’approvisionnent en France auprès de centrales nucléaires, solaires et hydroélectriques.
Poursuivez votre lecture avec la deuxième partie de notre dossier : Un four solaire pour la boulangerie artisanale
En savoir plus : Retrouvez l’intégralité de l’entretien avec Valentin Brochard (CCFD-Terre Solidaire) sur www.latoque.fr. À regarder également en vidéo.