Gabriel, 18 ans, a bien failli quitter sa formation en CAP boulangerie à cause de son maître d’apprentissage. « Nous étions deux apprentis, raconte-t-il. Mon patron d’alors nous faisait effectuer des heures supplémentaires quasiment tous les jours, non payées. Il s’absentait du fournil pour aller dans l’appartement au-dessus, ce qui est interdit car nous étions mineurs. Et, surtout, il ne nous expliquait rien, semettait facilement en colère. Nous avions l’impression d’être exploités. » Gabriel tient une année dans cette petite boulangerie proche de Thionville (Moselle) ; l’autre apprenti, dix-huit mois.
Lorsque les parents de Gabriel rencontrent le boulanger âgé de 35 ans pour demander des explications, il use d’un argument imparable : « Pour moi c’était comme ça. » Le contrat d’apprentissage est rompu. Gabriel, découragé, ne veut plus continuer dans cette voie. Heureusement, son cas parvient aux oreilles d’un autre boulanger. Il prend le jeune homme en stage une semaine, après avoir dûment rempli le contrat avec la mission locale pour des questions d’assurance. Cet artisan lui explique qu’il va le remettre sur de bons rails, lui redonner ce que son ancien patron s’est presque acharné à lui enlever : la motivation. Mission accomplie : Gabriel termine son CAP dans un magasin qui vient d’ouvrir dans une commune proche de chez lui, où il est parfaitement heureux et épanoui.

« Malheureusement ce genre de situation est récurrente, se désole Philippe Fischer, 64 ans, pâtissier-chocolatier à la tête de deux boutiques et président de la chambre des métiers et de l’artisanat de Moselle. Combien de jeunes se trouvent ainsi confrontés à ces méthodes à l’ancienne ? Je reçois régulièrement des appels de l’inspection du travail parce que des patrons se sont mal comportés. Ces mêmes personnes qui ne comprennent pas pourquoi elles ne trouvent pas de personnel ou ne parviennent pas à le garder. » Pour Philippe Fischer, malgré un renouveau indéniable dans le métier, le secteur va « souffrir encore plusieurs années de cette génération de patrons qu’il traîne depuis trente ans ». « Je pense que c’est lié aux métiers de bouche. Il y aune forme de stress inhérent à ce type d’activité, ajoute-t-il, avec le coup de feu, le travail de denrées fragiles, le rapport direct avec les clients. Dans les restaurants, c’est pire. Et depuis cinquante ans, on a envoyé dans ces métiers ceux qui n’aimaient pas l’école. Cela n’a pas contribué à avoir des gens investis ».
Investir dans le matériel
Jimmy Gless, à la tête d’Élodie et Jimmy à Strasbourg, est président de la corporation des boulangers de la ville et vice-président de la fédération de la boulangerie du Bas-Rhin. Pour lui, le problème vient aussi du manque d’investissement dans le matériel. « Certains artisans ont préféré se servir un bon salaire plutôt que de réaliser des travaux de modernisation, n’ont pas renouvelé les équipements. Proches de la retraite, ils se retrouvent avec des structures vieillottes, qui n’attirent pas les jeunes. »
Dans son magasin, lui a toujours privilégié l’ergonomie, la réduction de la pénibilité. L’argent qu’il a gagné récemment en remportant la finale régionale de l’émission La Meilleure boulangerie de France sur M6 a été investi dans un four à échelles. « Surtout, résume Jimmy Gless, les patrons n’ont pas le temps de se former à l’humain. Les fédérations ont beaucoup investi dans l’apprentissage mais pas suffisamment dans le management. Une carence qui apparaît au grand jour avec les profils des jeunes, qui évoluent beaucoup. C’est à nous, patrons, de nous adapter car l’inverse n’est plus possible. Rémunérations, horaires, il faut vraiment être à l’écoute. Certains veulent travailler de nuit, le week-end ; d’autres, non. »

Transmettre ses compétences, mais aussi ses valeurs
Avoir un maître d’apprentissage attentif c’est très important, effectivement, pour Andrea, 20 ans, en formation chez Philippe Fischer : « Un bon patron, c’est celui qui nous encadre bien, nous transmet ses valeurs, ses compétences, souligne la jeune femme. Mais c’est aussi quelqu’un qui est pédagogue, disponible. Ici, le labo est libre l’après-midi. Nous pouvons nous y entraîner. Monsieur Fischer nous fait confiance. »
Encadrer et récompenser le travail
Patrick Schoenecker, 61 ans, qui a créé Terra Chocolata, une chocolaterie artisanale dans la Meuse, a cette même approche pragmatique entre exigence et confiance. Ses deux apprentis du moment, Guillaume et Léo, ont les clés de la maison et également la possibilité de s’entraîner sur les fabrications quand ils le souhaitent.
« Je donne aux apprentis un chèque de cinq cents euros à Noël, cinq cents euros à Pâques, trois cents euros pour l’été. Au-delà de cet aspect financier, je suis là pour les rendre autonomes, polyvalents, confirme-t-il. Politesse, ponctualité ; savoir être avec moi, avec les clients : ils ont beaucoup à apprendre. Je leur transmets un cadre, des valeurs, et ils me le rendent bien en termes d’investissement, de motivation. »
Guillaume souligne, pour sa part, qu’un bon patron « c’est celui qui sait mener, organiser. C’est parfois difficile, contraignant. Mais c’est rassurant d’être avec un capitaine dont on sait qu’il va nous mener à bon port ! »
Continuer à former ses salariés
Jean-Luc Hubscher insiste, lui,sur l’importance de la formation continue, un élément clé. Patron d’une boulangerie-pâtisserie pendant plus de trente ans à Hœnheim (Bas-Rhin), il employait vingt personnes. « Il faut envoyer les salariés se former régulièrement, souligne-t-il. Cela peut désorganiser mais même si c’est un petit stage, si c’est seulement l’opportunité de regarder dans un autre fournil, c’est très important. Participer à des concours est également stimulant. Cela permet de sortir de la routine, de rencontrer d’autres professionnels, et de garder la motivation. »
Adapter ses jours d'ouverture
Bien sûr, les artisans savent qu’il n’y a pas de modèle idéal, de solution toute faite. Alors chacun teste, fait des choix — humains, matériels, financiers. Ainsi, certains n’hésitent pas à rogner sur leur chiffre d’affaires. Comme Jérôme Schwalbach, à la tête de La Mine de Pain, à Forbach (Moselle), qui a opté pour une fermeture le dimanche et dû faire face au mécontentement de certains clients. Mais, selon lui, il n’y avait pas d’alternative pour garder ses employés.
Soigner l'environnement de travail
D’autres patrons misent sur des solutions améliorant les conditions de travail. Comme Benjamin Philippot, à Fougerolles (Haute-Saône), qui a investi dans un extracteur d’air pour des locaux plus sains, et dans un silo à farine limitant la manutention et le port de sacs lourds. « Il existe plusieurs dispositifs pouvant prétendre à des subventions pour limiter la pénibilité mais ils sont insuffisamment connus », note d’ailleurs le jeune boulanger franc-comtois.
En Moselle nord, secteur où la concurrence est rude, où les potentiels ouvriers sont “aspirés” par le Luxembourg tout proche — qui offre des salaires très attractifs —, le boulanger Frédéric Hubert a, lui, beaucoup investi dans l’environnement de travail : « J’ai appris en tant que salarié ce qu'est une bonne gestion du personnel, explique-t-il. J’ai mis en place des avantages en nature : machine à café et fontaine à eau, petits cadeaux à Noël et à Pâques, vêtements de travail fournis et lavés par l’entreprise, un repas convivial par an. Je vais instaurer des chèques-cadeaux, des tickets-restaurants. » Et les résultats sont là : alors que l’équipe est de 25 personnes, le turn over est très limité.

Instaurer une bonne ambiance
Dans la Meuse, Jérôme Mauguin a ouvert il y a deux ans la boulangerie-pâtisserie Mi. Salarié pendant quinze ans, il connaît les erreurs à ne pas reproduire en matière de ressources humaines. Il veille surtout à ce qu’un bon esprit règne dans sa petite entreprise. Avec son épouse, ils organisent des petits moments conviviaux avec leurs employés pour se voir ailleurs que dans un environnement professionnel, fatalement contraint et souvent stressant. L’objectif étant de créer une atmosphère de travail agréable en encourageant la communication, la collaboration et la reconnaissance.
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